dimanche 8 novembre 2009

Théophile Delcassé : nain ou géant ?


Théophile Delcassé : nain ou géant ?
Michel Bégon février 2002


Tout homme a deux patries, la sienne et puis la France. Théophile Delcassé aima passionnément sa petite patrie ariégeoise et singulièrement cette vallée de l’Ariège, dont il fut 30 ans l’élu ; mais les Ariégeois l’ont peu à peu honni, puis injurié, voire oublié, probablement parce que son réalisme, qualifié d’opportunisme, ne laissait guère place au rêve collectif. Delcassé chérit tout aussi passionnément la France républicaine, en oeuvrant sans cesse à son redresssement après la capitulation de 1871 et il fut, aux dires des historiens, son plus grand ministre des Affaires Etrangères. Des deux personnages, l’élu local mais contesté et le diplomate de l’équilibre européen, lequel fut le vrai ? En fait, les deux s’expliquent. Telle était la différence d’échelle entre les rivalités des hommes politiques dans le bassin électoral de l’Ariège et le champ diplomatique des puissances européennes, dont sortirent deux guerres mondiales, qu’une personnalité ambitieuse comme Delcassé pouvait s’apprécier contradictoirement, là comme un adversaire mesquin, mais ici comme un géant visionnaire.


1. L’élu mal-aimé de l’Ariège

La famille Delcassé était d’origine paysanne, venant de Pailhès, où se dresse encore, quoique fort délabré, le château du sire de Pailhès, jadis ami et hôte d’Henri IV, sur un coude de la vallé de la Lèze, juste au nord du Plantaurel. En langue d’oc, « del cassé » signifie du chêne. Quittant la terre en 1769, les Delcassé s’installèrent à Pamiers, pour y exercer de petits métiers. Le père du futur diplomate, fonctionnaire municipal, donnait des cours de dessin dans les écoles primaires de la ville.

Pierre Théophile naquit à Pamiers le 1er mars 1852. Il était de petite taille et noiraud de teint, son visage rond se gonflait d’une moustache en croc, qui devint grise avec le temps, ses lorgnons ne faisaient qu’accuser un regard perçant, où certains lisaient de la morgue, voire du mépris ; c’était un hyper-actif, acharné au travail, portant toujours la serviette bourrée de documents, d’une excellente plume d’ailleurs, qui fit sa renommée de journaliste, et d’une éloquence lapidaire, à l’accent d’oc marqué ; on le disait timide, mais son impassibilité cachait une volonté de puissance ; il parlait le patois fuxéen et chantait avec les paysans, les bergers ou les mineurs du Rancié les vieux airs du pays, dont nous ne savons plus grand chose.

Issue d’une terre où sévirent les guerres de religion, la famille Delcassé était déchristianisée. Théophile fut l’élève de la seule école laïque de la cité épiscopale de Pamiers, grâce à une bourse, puis suivit à partir de 1863 les cours du collège, pour en sortir bachelier ès lettres en 1870. La capitulation de Napoléon III à Sedan, le 2 septembre 1870, et la proclamation de la IIIème République par Léon Gambetta, le 4 septembre, l’impressionnèrent si profondément qu’elles fixèrent sa vocation.

« Jusqu’à ce jour, écrira-t-il en 1885, j’ai nourri pour mon pays une passion exclusive. »

Désargenté, il se fit répétiteur aux lycées de Tarbes et Montauban. En 1874, il obtint à Toulouse sa licence ès-lettres. Puis, comme beaucoup trop de ses compatriotes, auxquels l’Ariège ne promettait guère d’avenir, il gagna la capitale, pour s’y faire précepteur privé, y être maître-divisionnaire au lycée Saint Louis et, bien entendu, y fréquenter les Ariégeois de Paris. A l’époque, Victor Hugo, prophète de la République radicale, était au faîte de sa gloire. Ecrivain, alors ? Delcassé écrivit un drame en 5 actes, qu’il déposa au Théatre français, mais qui ne fut jamais joué. On pourrait penser à la Bohème d’Henri Murger, dont Giacomo Puccini fera en 1896 son célèbre opéra vériste. Peut être ? Mais Delcassé habitait rue Copernic, dans le 16ème arrondissement de Paris, au plus près de ses élèves huppés.

C’est alors que les Ariégeois le présentèrent à Léon Gambetta, né à Cahors, l’ancien chef charismatique de la résistance française à l’invasion et l’actuel chef politique de l’opposition à l’Ordre Moral du maréchal – président de Mac Mahon. Gambetta recherchait de jeunes talents pour l’aider à reprendre le pouvoir. Delcassé serait-il journaliste au service des idées républicaines ? En effet, il publia de remarquables chroniques de politique étrangère dans le journal de Gambetta : la « République Française », ainsi que dans le « Paris », le « Matin » ou le « Jour ». Son talent acéré de visionnaire et de polémiste éclata parmi la médiocrité ambiante. Une petite notoriété commençait.

Mais Léon Gambetta voulait mettre ses hommes sur le terrain. Politicien, donc ? Delcassé fut le candidat malheureux des républicains aux élections législatives de 1881 dans le 16ème arrondissement de Paris, simple candidature de témoignage pour une circonscription monarchiste. Puis, Gambetta précocement décédé en 1882, il se rallia vite à Jules Ferry, président du conseil des ministres de 1883 à 1885. Mais sans parvenir à se faire remarquer.

Aurait-il plus de chance au pays, sensiblement plus à gauche ? Rencontrant à Paris le nouveau député radical et franc-maçon de Foix, Gaston Massip, élu en 1881, Delcassé accepta d’être son secrétaire parlementaire. Pour se faire connaître, il donna des articles de politique étrangère au « Petit Ariégeois ». Mais en ces temps-là, comme encore aujourd’hui, les charges électorales étaient le plus souvent viagères ou héréditaires. Il faut faire partie de la famille, sinon pas de place aux intrus !

Or, Gaston Massip mourut soudain à l’été de 1885, sans fils, ni dauphin pour lui succéder. Les femmes, rappelons-le, n’étaient ni électrices, ni éligibles. Appelé brusquement à remplacer son patron aux élections législatives d’octobre, Delcassé obtint un score prometteur, mais se vit forcé à se désister en faveur du député-maire de Pamiers, Jules Lasbaysses, pourtant moins bien placé dans les suffrages, mais mieux appuyé par les clans locaux. Contre lui, on argua de son allégeance à Jules Ferry, que l’incident de Lang Son au Tonkin venait de faire démissionner de la présidence du conseil, en mars 1885. Ne fut-il pas accueilli au casino municipal de Foix par les cris d’ « à bas le Tonkinois » ? Cette image de colonialiste lui collera toujours à la peau. Bref, sa déception fut énorme : après tant d’efforts, à 33 ans, se voir évincer comme un gamin !

Leçon : s’enraciner au terrain. Delcassé fut initié le 24 janvier 1886 à la Loge de la Fraternité, dépendant de l’Orient de Foix, et élevé le même jour aux dignités de compagnon et maître. Ses convictions républicaines et laïques le désignaient pour prendre la relève de Gaston Massip dant cette Franc-Maçonnerie, tenue par les instituteurs et révérant déjà Jules Ferry. C’était à l’époque le laboratoire d’idées et la cheville ouvrière de la République militante. Son idéologie reste malheureusement mal connue, si bien qu’on en retient surtout l’anticléricalisme et l’aspiration démocratique, qui marquent certes, mais ne résument pas sa doctrine.

Le 26 octobre 1887, Théophile Delcassé épousa la veuve de Gaston Massip. Elle se nommait Geneviève Wallet et lui donna deux enfants, un fils, mort pour fait de guerre en juillet 1918, et une fille, qui épousera le général Noguès.

Enfin, Delcassé put en 1888 se faire élire conseiller général du Vicdessos, avec les voix des mineurs du Rancié. Désormais bien implanté et candidat des Maçons, il se sentait les coudées plus franches. Sur un programme républicain et face au boulangisme, il fut élu député de Foix, le 22 septembre 1889, par 10 836 voix contre 8 086 au comte de Narbonne-Lara, candidat monarchiste. Sa première intervention à la tribune de la Chambre des députés eut lieu le 7 novembre 1890.

Un travail assidu en commission le fit connaître de la classe politique. En janvier 1893, à l’âge de 42 ans, Delcassé fut nommé sous-secrétaire d’Etat aux Colonies dans le cabinet Ribot. A ce poste, il commença de mettre en œuvre son idéal de la grandeur française et entreprit d’annexer Madagascar à l’empire colonial.

C’était d’ailleurs une position stratégique. L’Ariège se dépeuplait massivement depuis 1860 et recherchait des postes de fonctionnaires à l’extérieur : les colonies lui ouvraient les plus vastes débouchés. Et sa vie durant, Delcassé se fit fort d’introduire sa clientèle électorale dans l’enseignement, les postes, les douanes ou les bureaux de tabac. Un grand nombre d’Ariégeois, fils ou filles de la paysannerie, débutèrent en Algérie leur carrière d’instituteur ou d’institutrice. Mais, mieux encore pour lui, les « lobbies » (ceux qui font les couloirs, ou « lobbies » en anglais) industriels et coloniaux trouvèrent en Delcassé un correspondant attentif et un porte-parole efficace de leurs intérêts, ce qui lui valut leur appui politique. Tant et si bien qu’en juin 1898, en pleine affaire Dreyfus (l’article « J’accuse » d’Emile Zola, inspiré par Clemenceau, était de janvier 1898), il devint ministre des Affaires Etrangères et le resta jusqu’en 1905, successivement dans les cabinets Brisson, Dupuy, Waldeck-Rousseau, Combes et Rouvier.

Cet embourgeoisement, loin de flatter les Ariégeois, déplut à beaucoup. Pris par la diplomatie, Delcassé se fit rare. Quant il descendait à Foix, il prenait pension au Grand Hôtel que tenait son vieil ami Benoît de Dammazan, près du pont vieux, dont la rue d’accès a pris son nom. Mais il ne rencontrait plus que les élus et les personnalités influentes. Sa résidence était à Paris, 11 boulevard de Clichy dans le 9ème arrondissement, à deux pas de la place Pigalle et du Moulin Rouge. Une fois enrichi, il se fit construire la magnifique villa des Cascatelles, surplombant Ax-les-Thermes, qui était à l’époque la ville d’eau mondaine de l’Ariège. Quand en 1905, il y emménagea, ce fut sous un torrent de caricatures et d’épigrammes satiriques. Comble, il parcourut sa circonscription en voiture automobile, engin menaçant et insolite.

Pourtant, il fit beaucoup pour désenclaver l’Ariège grâce à des infrastructures modernes. Son influence parisienne permit non seulement d’aménager les voix ferrées de Saint-Girons à Foix par La Bastide de Sérou et de Bram à Lavelanet, mais surtout de lancer le chemin de fer trans-pyrénéen, destiné à joindre Foix et Ripoll en Catalogne à travers le Puymorens, lequel ne fut cependant achevé qu’en 1929. A la vérité, cette desserte ferroviaire n’avait guère d’intérêt commercial ni touristique. Mais elle répondait au rêve collectif de transformer l’Ariège de cul-de-sac en rond-point international. Or, le Couserans reprocha au ministre d’avoir détourné vers le val d’Ariège la grande voie trans-pyrénéenne qui lui était promise via le port de Salau !

Sans doute Delcassé fut-il réélu député de Foix à la quasi-unanimité en 1893. C’est ensuite que les choses se gâtèrent, quand il fut ministre. L’opinion publique bougeait, pas lui. Il appartenait au groupe parlementaire des Républicains de progrès (centre), alors que s’affirmait le parti radical et le parti radical – socialiste (gauche) avec Clemenceau et que naissait le parti socialiste (extrême-gauche) autour de Guesde et Jaurès. Dès 1896, la revendication d’un impôt progressif sur le revenu, qui écrétât les fortunes et réduisît l’inégalité sociale, se fit insistante et mobilisa les foules d’Ariège. Ce fut même le cheval de bataille de la « Dépêche ». Or, Delcassé vota contre ! En 1901, le Parlement adopta l’impôt progressif (et non plus proportionnel comme avant) sur les héritages. Promoteur de cette réforme fiscale, le parti radical et radical-socialiste préparait, en outre, un programme de nationalisations industrielles. Cependant Delcassé n’y adhéra jamais.

Aux élections de mai 1898, la gauche radicale-socialiste lui opposa le conservateur du musée de Foix et poète de l’Ariège Raoul Lafagette, qu’il ne battit que de 900 voix, soit 9 256 suffrages contre 8 333. Une campagne de diffamation commençait, en évoquant à qui mieux mieux « le criminel Delcassé », « le malfaiteur public », « l’agioteur indécent », le « détritus politique », le « nain pervers », etc. Trop, c’était trop ! Grâce à l’appui de la « Dépêche », Delcassé se tira mieux des élections de 1902, par 13 735 voix sur 18 434 votants.

Or, cette question de l’impôt sur le revenu était fondamentale pour le choix de société proposé au suffrage universel. Spontanément, grâce au libre jeu des mariages, des héritages, des rachats et des spéculations, les patrimoines familiaux tendent à grossir, à se concentrer, et l’inégalité sociale à s’accentuer. La France du XIXème siècle n’avait ni l’impôt progressif sur le revenu, ni l’impôt progressif sur les successions, mais surtout des taxes foncières ou indirectes, qui n’opéraient aucune redistribution des revenus ; aussi l’inégalité sociale y était-elle extrême, entre les grandes fortunes, principalement foncières, et les paysans ou artisans, qu’enserraient les barrières d’octroi ; Emile Zola la stigmatisait dans ses Rougon-Macquart, en s’attirant des haines inimaginables ; cette inégalité grandissait même jusqu’à susciter les plus farouches luttes des classes, l’hostilité républicaine envers les aristocrates : « guerre aux châteaux, paix aux chaumières », et surtout l’anticléricalisme, imputable à « l’alliance du sabre et du goupillon », et à ce que le clergé restait rémunéré sur le budget de l’Etat. Il faut se rappeler ces violences pour comprendre le passé, près d’un siècle après que la loi Caillaux de 1914, instituant l’imposition progressive des revenus, a énormément comprimé l’inégalité sociale, dans une proportion qu’on n’imaginerait pas sans les états statistiques de la fiscalité.

Or, les positions pour ou contre la redistribution des revenus, prémisses de ce qu’on nomme aujourd’hui le « modèle social européen », ne s’affichaient pas si clairement et s’habillaient de marques idéologiques : respectivement l’anticléricalisme et l’ultramontanisme, le pacifisme et le bellicisme. Comme la propriété foncière et minière se proclamait catholique et royale, ses adversaires furent anticléricaux et républicains. Comme elle destinait ses fils cadets à la carrière des armes et se dressait contre l’Allemagne, « ennemi héréditaire », au moins depuis Louis XIV, ses contempteurs furent pacifistes et préconisèrent le rapprochement franco-allemand. Telles semblent les clés de lecture. Auteur de l’impôt sur le revenu, Joseph Caillaux fut la cible d’une fantastique campagne de presse, animée par le Figaro, et se fit même accuser de trahison pour l’Allemagne, puis condamner de ce chef en 1920. Mais Théophile Delcassé, parce qu’il défendait la propriété, le clergé et l’armée, se vit nolens volens pousser dans le camp des supposés « fauteurs de guerre ».

La presse nationale de gauche fut plus terrible encore que la presse ariégeoise. Non content de l’appeler « Talleyrandicule » (L’Aurore du 23 mars 1905), Georges Clemenceau voulait voir en lui la main du pape, « le chef de gouvernement in partibus pour le compte de Rome contre la République française » (La Dépêche du 7 février 1904). Et Jean Jaurès dénonçait « le gnome monstrueux qui, dans sa caverne, accumulait des papiers inflammables pour allumer un jour le feu de la guerre » (L’Humanité du 15 décembre 1911).

Son souhait de se consacrer davantage aux affaires étrangères, d’être déchargé des campagnes électorales et d’obtenir un siège viager de sénateur mit le feu aux poudres ariégeoises. Non seulement il demanda au sénateur radical-socialiste Auguste Delpech de lui céder son mandat, mais il osa se présenter contre lui en 1903 devant le collège des élus départementaux, d’ailleurs pour s’y faire battre. Or, cet Auguste Delpech fut et reste reconnu comme l’un des grands théoriciens de la Franc-Maçonnerie, ayant multiplié ouvrages et articles contre Rome et beaucoup polémiqué contre les prêtres. Sa figure d’ascète laïc s’opposait évidemment à l’opportunisme de Delcassé. Son programme était l’impôt sur le revenu et l’interdiction de l’enseignement religieux, mesures auxquelles Delcassé montrait des réticences.

Après sa déconvenue aux sénatoriales, ce dernier ne sembla plus fréquenter les Loges, et la Loge de la Fraternité Latine prononça sa radiation, le 30 décembre 1908. Les archives du Grand Orient conservent quelques documents fort désobligeants pour le ministre, parfois qualifié de « traître ». Cependant, la divisions des Frères entre delcassistes et antidelcassistes affaiblira durablement la Maçonnerie ariégeoise.

Contraint le 6 juin 1905 de quitter le ministère, sous la pression personnelle du Kaiser Guillaume II, à propos de l’affaire du Maroc, Delcassé se fit mettre quelque temps en congé de la Chambre des députés. Lors du vote de la loi du 9 décembre 1905 portant séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui excluait les prêtres de la Fonction publique et les vouait donc à vivre chichement, il fut absent. Les partisans du clergé lui en surent gré. Plus faciles furent pour lui les élections législatives de 1906 et il put même se faire élire président du conseil général de l’Ariège.

Même dans cet exil montagnard, Georges Clemenceau le poursuivit de sa vindicte et nomma pour le perdre un préfet à ses ordres. En vain ! Président en 1909 d’une commission parlementaire pour examiner les faiblesses de la marine française, Delcassé émit à la Chambre un rapport si critique qu’il fit chuter le cabinet Clemenceau, le 20 juillet 1909. Dès lors, une inexpiable guerre froide dressa en Ariège deux partis républicains l’un contre l’autre : Républicains de Progrès contre Radicaux-socialistes et Socialistes, Delcassistes contre anti-Delcassistes…

Aux législatives de 1910, Théophile Delcassé ne l’emporta que de 299 voix, c’est à dire par 9 419 suffrages contre 9 120 à Raoul Lafagette.

Après quoi, les menaces des empires centraux se firent plus pressantes. Jean Jaurès et les pacifistes jetèrent leurs ultimes alarmes. En 1911 fut voté le service militaire de 3 ans. L’histoire donnait raison à Théophile Delcassé. Aux législatives d’avril 1914, le président du conseil Doumergue donna la consigne qu’il fût réélu sans concurrent, parce qu’à l’étranger sa défaite aurait été mal interprétée.

La déclaration de guerre allemande fit tomber le veto personnel du Kaiser. Delcassé fut rappelé au gouvernement, où il reprit les Affaires étrangères. Il y obtint ses derniers succès diplomatiques ; mais, ne supportant plus l’aveuglement de ses collègues, il s’isola ; une maladie nerveuse, dit-on, l’affectait.

Le calvaire de son fils l’éprouva définitivement. Officier aviateur, celui-ci tomba derrière les lignes allemandes et fut capturé. S’apercevant qu’ils tenaient le fils de l’ennemi personnel de Guillaume II, les Allemands le persécutèrent. Phtisique, il fut mal soigné. Et quand il fut près de mourir, l’Allemagne l’expédia vers un sanatorium suisse, où il décéda, le 26 juillet 1918, sans que ses parents l’aient revu.

A l’âge de 63 ans, Théophile Delcassé quitta le gouvernement et la politique, dès 1915. Il mourut à Nice le 22 février 1923. Le parlement décida des obsèques nationales.

Sa tombe n’est pas en Ariège, mais au cimetière parisien du Montmartre, sous l’épitaphe : « Pour la France, tout, toujours ». Il existe une jolie rue à son nom, dans le 8ème arrondissement de la capitale, non loin de l’église Saint Philippe du Roule.


2. Le plus grand diplomate que la France ait eu

Le jugement des historiens français est unanime. Non seulement Théophile Delcassé avait la stature intellectuelle et morale d’un homme d’Etat, mais encore il marqua la diplomatie européenne de son empreinte personnelle et dota la France du système d’alliances qui fit la victoire de 1918. Avant 1890, le « système Bismarck » de la Triplice isolait notre pays ; après 1905, le « système Delcassé » de l’équilibre européen encerclait l’Allemagne.

« Cas typique, écrit Pierre Renouvin, où s’affirme le rôle personnel d’un homme, de son tempérament et de son sens des destinées nationales ».

Sans doute, les pacifistes ont-ils longtemps reproché à l’impérialisme français en général et à Théophile Delcassé en particulier d’avoir, en provoquant l’Allemagne, causé la Grande Guerre et, par ricochet, la seconde guerre mondiale. Mais cette personnification du phénomène belliqueux n’est plus de mise. Un siècle après, nous savons bien que les hostilités résultent de l’inégal développement socio-économique des peuples et que cette évolution inégale obéit à des lois probabilistes, telle la loi de Pareto. Sauf à juguler la croissance des inégalités, force est de prévoir la guerre future, en s’armant. Les leçons de Dunkerque, Pearl Harbour, Auschwitz et Manhattan (11 septembre 2001) sont péremptoires à cet égard.

Les socialistes avec Jean Jaurès, puis les communistes avec Marcel Cachin, prétendaient possible d’empêcher la guerre par l’arbitrage préventif des conflits et le désarmement général. Ils faisaient confiance à l’internationalisme prolétarien pour imposer la paix aux impérialistes, aux marchands de canons et à leurs hommes politiques. D’où les terribles attaques publiques contre Théophile Delcassé, à la tribune de la Chambre d’abord, puis post mortem, contribuant à son oubli. Cependant, la seconde et la troisième Internationale ont succombé précisément au choc des nationalismes rivaux.

On peut prétendre, au contraire, que le système Delcassé cherchait à pacifier les relations étrangères de la France, afin de se ménager les sympathies du monde entier et d’isoler les quelques puissances francophobes. N’est-ce pas toujours cette même diplomatie séductrice qui est à l’œuvre ?

Aidé de grands ambassadeurs, comme les frères Paul et Jules Cambon ou Camille Barrère, Delcassé prit tout en mains. Trop occupée par l’affaire Dreyfus et surtout la querelle de l’impôt sur le revenu, la classe politique lui laissa les mains libres pour engager secrètement la France et l’avenir.

Vis-à-vis de la Russie, Delcassé passa le 9 août 1899 un accord bilatéral, impliquant que la France viendrait à l’aide de l’empire tsariste si l’Autriche ou l’empire ottoman portaient atteinte au statu quo balkanique, mais en contrepartie que la Russie soutiendrait la France dans ses efforts pour reprendre l’Alsace et la Lorraine. Afin de mieux séduire Saint Petersbourg, il ouvrit grand le marché financier aux fameux emprunts russes, qui devaient subventionner l’aménagement de la Sibérie, et afficha une neutralité bienveillante pendant la révolution de 1905 et la guerre sino-japonaise. Il en est resté chez les Russes cette particulière sympathie pour la France, qui explique bien des choses.

Vis-à-vis de l’Italie, il obtint d’abord sa neutralité par l’accord secret du 10 juillet 1902 et, en 1915, son engagement militaire auprès des alliés. Parlant italien et italophile déclaré, Delcassé plut aux dirigeants de la péninsule, engagés à l’époque, eux aussi, dans l’anticléricalisme (la « Tosca » de Puccini d’après le drame de Sardou !), mais sans trop déplaire au Vatican, parce qu’il continua à financer les congrégations enseignant à l’étranger. Le prix payé fut de concéder à l’Italie le sud-Tyrol ainsi que Fiume (Rijeka) et la Tripolitaine.

Vis-à-vis de l’Espagne, il se fit conciliant, au point de partager avec elle le Maroc et de lui promettre la construction du chemin de fer trans-pyrénéen, qui rapprocherait Barcelone de Toulouse. Ce fut l’âge d’or de l’amitié. Les artistes catalans ou castillans, et non des moindres, à savoir Pablo Picasso, Francis Picabia, Salvador Dali, Juan Miro ou Juan Gris, vinrent travailler et vendre à Paris, plus précisément au Bâteau-Lavoir de Montmartre.

Vis-à-vis du Royaume-Uni, Delcassé passa outre aux préventions anglophobes du Quai d’Orsay, de l’armée et de l’opinion publique. L’anglophobie était pour l’époque ce que l’anti-américanisme reste de nos jours : le rejet de la modernité et de la modernisation, avec pour alibi l’aversion du protestantisme. Esprit ouvert et moderne, l’Ariégeois n’avait cure de ces vieilleries ! Il sut en 1898 apaiser l’incident de Fachoda, concéder en 1899 au Royaume-Uni la vallée du Nil, et conclure, par l’accord du 8 avril 1904, l’Entente Cordiale, moyennant l’appui britannique aux prétentions françaises sur le Maroc. Dix ans plus tard, les troupes de Sa Majesté se battront sur la Somme et à Ypres.

Vis-à-vis de l’Allemagne et de l’Autriche, il fut au contraire d’airain. Autant Bismarck s’avérait modéré et rejetait tout nouveau conflit avec la France, autant le Kaiser Guillaume II était imbu de pangermanisme et rêvait de gloire militaire. Sans doute les socialistes français considéraient-ils avec intérêt le nouveau modèle social allemand, d’ailleurs institué par Bismarck, comportant déjà la sécurité sociale et l’impôt sur le revenu ; mais c’était l’autre Allemagne, celle de l’aristocratie foncière et militaire (les Junkers), qui gouvernait le 2ème Reich. Pour avoir la mesure de l’incompatibilité idéologique entre des deux bords du Rhin, peut être suffisait-il d’assister aux représentations de la « Vie Parisienne » de Jacques Offenbach et du « Crépuscule des Dieux » de Richard Wagner ? Là on croit au progrès par l’ouverture au monde ; ici on sent la décadence inéluctable, mais on veut la conclure dans l’embrasement général. Germaniste, Delcassé ne l’ignorait pas !

Un temps rassurés par les divisions de la France à propos du capitaine Dreyfus, faussement accusé de trahison pro-allemande, les empires centraux prirent soudain conscience que ce Delcassé nouait en silence autour d’eux un formidable réseau d’alliances. Pour Berlin et Vienne, il fut bientôt l’homme à abattre, l’œil qui voyait clair et qu’il fallait crever ! En mars 1905, le Kaiser Guillaume émit des prétentions sur le Maroc et imposa la conférence internationale d’Algésiras. Delcassé s’y opposant, l’empereur obtint du président du conseil Rouvier la « démission » du député de Foix. Entre 1905 et 1911, Rouvier et Caillaux entretinrent l’espérance d’un rapprochement franco-allemand, mais sans que leur attitude d’apaisement fût payée de retour. L’annexion de la Bosnie par l’Autriche en 1908 et ses préparatifs de guerre contre la Serbie les découragèrent. Se croyant elle-même lâchée par la France, la Russie prit du champ ; et il fallut, pour renouer, confier l’ambassade de Saint Petersbourg à Delcassé lui-même. Bientôt, seuls les socialistes crurent encore à la paix : congrès internationaliste de Bâle en 1911 et ultimes efforts de Jaurès, avant son assassinat, le 31 juillet 1914.

La tension diplomatique avait dès 1911 rappelé l’initiateur de l’Entente Cordiale dans les allées du pouvoir, mais seulement comme ministre de la Marine. Puis les revers militaires d’août 1914 forcèrent même le socialiste René Viviani à proclamer l’Union Sacrée, il est vrai sans la droite, et à remettre Delcassé au ministère des Affaires Etrangères, pour y renforcer la coalition. En effet, l’Ariégeois lui rallia l’Italie. Mais son extrême lucidité causa un désaccord majeur. Il s’opposa vertement à l’expédition militaire des Dardanelles et de Macédoine, laquelle fut bientôt un échec, les alliés se faisant refouler par les turcs, harceler par les komitadkis bulgares et décimer par la malaria. Son départ du gouvernement provoqua la chute du cabinet Viviani, tant sa personnalité incarnait la clairvoyance et la fermeté. Malade et déçu, Delcassé ne revint plus aux affaires.

Après 1917, il échut à son pire adversaire, Georges Clemenceau, de conduire les alliés à la victoire, grâce à la grande coalition du système Delcassé. Sur les Champs-Elysées de Paris, c’est la statue en bronze de Clemenceau qui chaque 14 juillet préside au défilé des armées.

*

Faut-il crier à l’injustice ? Les mérites de Théophile Delcassé ont été solennellement reconnus par ses obsèques nationales. Mais Georges Clemenceau sut mieux que lui aller dans le sens de l’histoire, en défendant ardemment le capitaine Alfred Dreyfus ou l’impôt sur le revenu, et en soignant mieux son image médiatique, par ses amitiés avec les impressionnistes ou Emile Zola ou grâce à ses apparitions charismatiques dans les tranchées, sous l’œil des caméras. Brouillé avec tout le monde et exclu par les Francs-Maçons, Delcassé se trouva trop seul pour une telle mission.

Le conseil général de l’Ariège a voulu lui rendre hommage par un colloque tenu à Foix du 22 au 25 octobre 1998, avec le concours des Archives départementales et de l’Université de Toulouse-Le Mirail, pour le centième anniversaire de son accession au ministère des Affaires Etrangères.

Mais on pourrait souhaiter qu’à l’instar de Joseph Lakanal, Delcassé ait aussi sa statue, soit à Foix, soit à Pamiers.



Bibliographie utilisée

Louis Claeys - Deux siècles de vie politique dans le département de l’Ariège (1789 – 1989) – Pamiers 1994

Actes du colloque tenu à Foix en 1998 - Delcassé et l’Europe à la veille de la Grande Guerre – Archives départementales de l’Ariège – 2001

Archives du Grand Orient de France

Pierre Renouvin – Histoire des relations internationales – Le XIXème siècle tome 6 – Hachette 1955

Michel Mourre – Dictionnaire encyclopédique d’Histoire – Bordas 1986

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