dimanche 8 novembre 2009

Pourquoi l'Ariège est-elle à gauche ?


Pourquoi l'Ariège est-elle à gauche ?

Michel Bégon juin 1997


L'Ariège surprend les historiens et les journalistes, non pas tellement grâce à la beauté paisible de ses montagnes et aux charmes de sa culture rurale, que par sa constance dans les opinions politiques de gauche, depuis plusieurs siècles, sinon même un petit millénaire. Dès 1974, l'hebdomadaire Paris-Match publiait son dossier "les hommes qui font l'événement" sur "l'Ariège champion de la gauche". Au second tour des élections présidentielles, le candidat François Mitterrand venait d'y obtenir son record national, avec 63,65 % des suffrages exprimés, soit mieux que dans sa propre circonscription de la Nièvre, par rapport à une moyenne nationale de 49,34%. Quoi donc, ce petit département montagnard et si peu connu votait plus à gauche que la banlieue rouge de Paris ou que l'agglomération industrielle de Firminy-Saint Chamond ! A peine croyable ! Et pourtant le phénomène s'est répété en 1995, lorsque le candidat Lionel Jospin y remporta, au second tour des présidentielles, 60 % des suffrages contre une moyenne nationale de 47%. Les élections législatives du 25 mai 1997 n'ont fait que confirmer le premier rang de l'Ariège parmi les départements les plus roses ou les plus rouges de France :

Départements Total de la gauche Dont le parti socialiste
1°) Ariège 59,64% des voix 41,86% des voix
2°) Haute-Vienne 58,42% 36,7%
3°) Pas de Calais 57,86% 34,08%
etc...

Il est convenu, chez les historiens, d'expliquer ces particularités locales par les conditions économiques et sociales du lieu et du moment. A quoi, il n'y a rien à redire, tant les résultats publiés sont probants, sauf que cette notion de conditions économiques et sociales reste vague et appelle des précisions. On voudrait montrer ci-après, sur l'exemple extrême de l'Ariège, comment ces conditions locales sont formées par la réflexion d'un écosystème local (géographique) sur un espace de représentation mental (géométrique).


1. Le constat empirique

Les vieux connaisseurs du pays attribuent d'expérience cette tradition de gauche à la montagne elle-même. Force est de reconnaître que les différences d'opinion imputables au relief sont souvent frappantes. Les communes d'altitude sont les plus à gauche, alors que celles de la plaine de Pamiers, notamment autour de Mazères, ou celles de la basse vallée du Salat, sont les plus à droite. Au second tour des élections législatives de 1997, la circonscription montagnarde d'Ax-les-Thermes et Castillon a donné 70% des suffrages au parti socialiste, mais celle de la Basse Ariège seulement (si l'on peut dire) 60%. Cette plaine de Pamiers s'avère d'ailleurs d'autant plus conservatrice qu'on s'éloigne de la montagne et que le sol y devient progressivement moins pierreux, donc plus épais et plus riche. Proche encore du Plantaurel, mais en terrain plat, Varilhes ne put cultiver le blé, mais créa des vignobles entre des murets de pierres sèches. A l'inverse de Mirepoix, ce fut une forteresse républicaine. En gros, l'Ariège des châteaux incline plutôt à droite et l'Ariège montagnarde n'a pas de château. Même dans le haut Couserans, Seix, bâtie en terrain escarpé, vote nettement socialiste, mais Oust, qui s'étale sur un replat alluvial, au confluent du Salat et du Garbet, vote plutôt à droite - et ce de temps immémorial.

Intrigué par ce phénomène sociologique, l'historien Louis CLAEYS retient l'explication montagnarde dans son bel ouvrage, publié à Pamiers en 1994, Deux siècles de vie politique dans le département de l'Ariège. Mais il reprend aussi le préjugé classique, selon lequel les terres déshéritées par la nature émettraient une opinion protestataire, cependant que les régions florissantes se prononceraient, au contraire, pour la tradition conservatrice. Trop simple, cette interprétation ne saurait s'appliquer au Pas-de-Calais, aujourd'hui pays de terres grasses et d'industries puissantes, quatrième département de France pour la population, et néanmoins troisième département de gauche, politiquement révolutionnaire depuis des siècles, puisque le chef "montagnard" Robespierre naquit à Arras. Au demeurant, le Pas-de-Calais s'étend sur une vaste pénéplaine.

Alors que penser, comment lever ces contradictions ? Force est de compliquer peu à peu le raisonnement pour le rendre mieux explicatif, au besoin en recourant à des notions mathématiques. On se propose ici de montrer, sur le cas concret de l'Ariège, mais aussi en extrapolant, que :

- la droite classique obéit à une norme de continuité territoriale, puisqu'elle est par définition le parti conservateur, ou plus précisément encore à une continuité géométrique (euclidienne), conservant les angles, le parallélisme et l'orthogonalité des droites, ainsi que les distances métriques, et maintenant par conséquent les droits de la propriété foncière tels qu'ils sont définis sur le cadastre, avec la rente du sol qui s'y attache. On observe statistiquement une excellente corrélation positive entre le vote à droite et la propriété immobilière. Quoiqu'elle se détache du sol, la droite moderne ou capitaliste ne s'en attache pas moins à conserver le patrimoine familial en ligne héréditaire directe.

- la gauche est, au contraire, un principe de discontinuité, de mobilité et même de variabilité, ce qui est naturel, puisqu'elle se veut le parti du changement, de la rupture révolutionnaire et de la remise en cause de la propriété héréditaire, au bénéfice des positions conquises par le travail ou la lutte des classes.


2. Les deux variabilités conjoncturelle et structurelle

L'explication des opinions de gauche par la variabilité se subdivise elle-même entre deux facteurs qu'on distinguera d'abord, à savoir la mobilité conjoncturelle, liée au déracinement géographique, et la variété structurelle, inhérente à une représentation culturelle du monde, laquelle se transmet de génération en génération. Un épisode bref et un temps séculaire. Or, les deux phénomènes interfèrent et mélangent leurs effets, notamment dans le cas de l'Ariège ; mais le facteur conjoncturel est ici le moins important ; c'est pourquoi on l'examinera tout de suite pour ne plus y revenir.

On a longtemps surestimé les effets de la turbulence politique qu'engendre la mobilité sociale. On a trop cru que les migrants, les étrangers, les déracinés, les forains, les sans domicile fixe étaient les fauteurs des révolutions. La IIème République avait exclu les ouvriers itinérants du suffrage universel et notre Constitution persiste à refuser aux immigrés les droits électoraux, par crainte qu'ils ne renforcent la gauche. Sans doute cette appréhension n'est-elle pas sans fondement. Les sondages d'opinion ne montrent-ils pas que 80% des musulmans français votent à gauche ? Mais il apparaît aussi bien, dans le cas général, que les prolétaires délocalisés et coupés de leurs racines par le marché du travail optent les uns pour l'extrême-gauche, notamment communiste, les autres pour l'extrême-droite, telle que le Front National, sans que ce soient d'ailleurs les mêmes individus qui oscillent de l'une à l'autre.

C'est là un phénomène conjoncturel d'extrémisme, provenant de la mobilité sociale ou territoriale et qui s'observe dans les conurbations industrielles, la plaine de Saint Denis, l'agglomération de l'étang de Berre (Vitrolles) ou même la zone ariégeoise des industries textiles du pays d'Olmes. On énoncerait ce processus en d'autres termes, si l'on soulignait combien l'absence d'une bourgeoisie locale, conservatrice par nature, rend instable toute masse de travailleurs au statut précaire.

Le vote majoritaire des Ariégeois pour la gauche ne saurait ainsi s'expliquer par l'essor de noyaux industriels et ouvriers. Certes, les usines textiles de Lavelanet, surtout après les grandes grèves de 1926, les mines de talc de Luzenac ou les moulins à papier du Couserans ont pu, un moment, polariser un électorat communiste. La ville de Lavelanet eut quelque temps une municipalité rouge. Mais, en pleine crise du textile, le canton de Lavelanet a été repris par les droites aux élections cantonales de mars 1992. Aux législatives de 1997, alors que le Front National obtient 9,96 % des voix dans la première circonscription de Foix et 8,85 % dans la deuxième de Pamiers, contre une moyenne nationale de 14,8 %, le canton de Lavelanet offre à ce parti d'extrême-droite son record départemental, avec 16,5% des suffrages. Quelques petites communes du Pays d'Olmes vont encore plus loin, puisque Fougax-et-Barrineuf donne 26,34 % au Front National, Raissac 24,14 %, le Sautel 24,59 % ... à quelques lieues du château cathare de Montségur.

Face à quoi le vote pour le parti communiste décline peu à peu dans ce département où l'industrie dépérit et dont la population totale a chuté de 280.000 habitants en 1841 à 130.000 seulement en 1990. Alors que ce parti obtint jusqu'à 33,57 % des suffrages en 1945, non sans dépasser un moment le parti socialiste (SFIO) qui culminait alors à 33,08 %, il retomba par saccades à l'étiage des 20 %, puis des 10 % sous la Vème République. Aux élections législatives du 25 mai 1997, il n'atteint plus que 12,22 % des voix dans la circonscription de Foix et 12,16 % dans la circonscription de Pamiers, soit à peine mieux que sa moyenne nationale de 9,9 %, et cela au bénéfice du parti socialiste. La force de ce dernier est qu'il s'appuie sur la population des fonctionnaires actifs ou retraités, en particulier des enseignants, dont les effectifs sont, à l'inverse des ouvriers, en plein essor.

Globalement la leçon est claire : au lieu que l'immigration et la poussée démographique créent ici les emballements à gauche de l'électorat, tout au contraire la gauche s'est maintenue et même renforcée au long des siècles, en dépit de l'émigration et de l'effondrement démographique. Il y a donc bien lieu de distinguer les deux facteurs conjoncturel et structurel de la variabilité sociale. Si l'Ariège vote majoritairement à gauche, c'est par une tradition ancestrale et sur la base d'une conception du monde, dont l'examen reste à faire.

Pour explorer la différence des représentations mentales qui commandent aux opinions politiques, on partira de l'antinomie classique, mais trop souvent occultée, parce que mal comprise :

- la droite reste dominée traditionnellement par les propriétaires et rentiers du sol, dont les exigences morales sont "l'enracinement" territorial (le mot est de Maurice Barrès), le patrimoine familial et la continuité de l'ordre établi ;

- la gauche, au contraire, récuse l'enracinement local, les droits de la naissance, l'héritage et même toute rente de situation, en n'acceptant de "distinctions sociales" que sur le fondement de "l'utilité commune" (Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen).

On a voulu interpréter cette différence politique par un banal conflit d'intérêts ou de classes entre les nantis et les frustrés, ce qui semble de courte vue. Car il apparaît par derrière tout un hiatus entre deux espaces de représentation mentale.


3. Les opinions politiques ne sont structurellement qu'une représentation locale du monde

On a beaucoup trop voulu considérer les options politiques comme des valeurs universelles, comme s'il y avait une éthique de droite et une idéologie de gauche, ce qui empêchait d'en comprendre le sens. Or, il apparaît qu'il s'agit simplement de représentations mentales, adaptées par les hommes à leurs conditions locales, à leur milieu vital, à leur organisation économique, exprimant donc la configuration spatio-temporelle sous laquelle chaque population se voit elle-même. Un historien connu confesse ainsi son ignorance à propos de ces notions pourtant usuelles :

"Droite, gauche. Donnée fondamentale de notre vie politique, la division traditionnelle de l'esprit public en deux grandes tendances reste aujourd'hui la clé qui ouvre l'intelligence de notre histoire récente. Mais cette distinction si fondamentale, à quoi correspond-elle ? Les notions les plus communes sont souvent aussi les plus confuses et les réalités les plus banales, les plus rebelles à la définition"

(René Rémond, La Droite en France, Aubier 1963, pages 13 et 14).

L'aveu d'ignorance est le même dans les dictionnaires et les manuels, lesquels se gardent prudemment de définir ces notions-clés. Tout juste se réfèrent-ils à la disposition des élus au sein des assemblées délibérantes, depuis l'Assemblée Nationale de 1789, disposition telle que "les droites" siègent à la droite du roi ou du président, mais "les gauches" à sa gauche. Ce qui n'explique rien de leur sens.

L'erreur où l'on est consiste à considérer que les opinions opposées appartiendraient à un seul et même espace politique, dont l'une serait le côté droit ou noble, mais l'autre le côté gauche ou plébéien. Car il y eut sous la Révolution et après une noblesse de gauche (La Fayette, Saint-Fargeau, Talleyrand, etc.), comme un tiers-état de droite (les paysans chouans ou vendéens). Et de même aujourd'hui, il y a des capitalistes de gauche (la haute société protestante ou juive) et des prolétaires adhérant au Front National. Pour réparer ce contresens "élitiste", admettons plutôt qu'il existe dans les esprits au moins une dualité d'espaces de représentation, dont l'un est structuré par des droites, c'est à dire des lignes droites ou des vecteurs, mais l'autre par des courbes gauches. Bref, prenons au mot le discours politique !

Comme les diverses populations ne vivent pas dans les mêmes conditions écologiques, chacune doit impérativement adapter sa représentation mentale du monde à la situation réelle de ses lieux d'existence et de ses moyens de production. Si, notait déjà Montesquieu, les triangles avaient un dieu, ils le verraient triangulaire. Pour simplifier, distinguons seulement deux représentations antinomiques, dont la plupart des cas d'espèce sont des mixtes :

1°) Il y a, d'une part, les régions géographiques fermées et segmentées de montagnes, de forêts, de marais ou de lacis fluviaux, lesquelles sont les moins propices à l'agriculture et dont les populations, bridées par la pénurie de vivres, demeurent clairsemées. Ce type d'écosystème est rebelle à toute topographie euclidienne, puisque le plus court chemin d'un point à l'autre n'y est pas la ligne droite, mais le chemin en lacets ou le parcours sinueux. Il est donc peu susceptible d'une cadastration à la romaine, partageant le territoire entre des carrés ou des rectangles, qui seraient des lots de terrain exploitables, des tenures où caser ("chaser" en vieux français) les ménages paysans ainsi que des parcelles délimitées pour asseoir et lever l'impôt foncier avec son cortège de redevances.

Un tel écosystème ne saurait être l'assise d'une pesante hiérarchie de rentiers du sol ; il contraint d'ailleurs ses exploitants à se disperser parmi les rares niches accueillantes, à travailler dur pour survivre, à diversifier leurs productions exportables pour acheter en retour des céréales, souvent à émigrer. La richesse ici n'est pas le sol, qui ne vaut guère, mais la force de travail ou l'argent, valeurs intrinsèquement mobiles. Curieusement les historiens n'ont guère noté que la banque est née dans les montagnes (Cahors, Genève, Gênes ou Sienne), sinon parmi les marais des "pays bas" (Arras, Bruges, Venise), mais que Paris y resta hostile jusqu'au 18ème siècle.

L'organisation du territoire se ramène ici à des réseaux de cours d'eau navigables ou de chemins montagnards dans un espace semi-vide. La représentation usuelle que les habitants se donnent de leur situation locale et de leur propre constitution s'exprime naturellement par des entrelacs discontinus de courbes gauches (c'est à dire curvilignes à trois dimensions), dont on voit l'image dans les dessins magdaléniens, les bijoux gaulois, les fibules franques ou mérovingiennes, les runes scandinaves. Rebelle à l'ordre établi, cette figuration non-euclidienne a toujours resurgi, comme un cri de protestation. Le "Modern Style" de 1900 (appelé "nouille" par ses contempteurs, mais "Liberty" par ses partisans), le fauvisme et le surréalisme, les "tags" de nos banlieues réitèrent au 20ème siècle cette représentation mal-à-droite du monde, en laquelle se reconnaît la gauche politique, parce qu'elle exclut toute orientation prédéterminée, tout encastrement héréditaire et toute contrainte hiérarchique, en laissant place aux hasards de la création individuelle.

"On verra un jour, écrivait Louis Aragon, comment le gothique flamboyant, le baroque du seizième au dix-huitième siècles et l'Art 1900, ou de quelque nom qu'on l'élargisse, furent des mouvements de libération de l'esprit" (Le "Modern Style" d'où je suis").

On jugera donc significatif que le Conseil général de l'Ariège, ayant à représenter le département à ses frontières, ait choisi le dessin curviligne de ses limites administratives, plutôt qu'un blason médiéval, bardé de droites euclidiennes.

2°) Il y a, d'autre part, les plaines ouvertes et bien drainées, limoneuses et fertiles, qui peuvent non seulement nourrir de fortes densités humaines, mais dégager même des surplus exportables, notamment de céréales. L'exploitant de la terre, ayant assez pour sa famille, y est soumis à la propriété du sol, qui lui prélève l'impôt, la redevance, la dîme ou le fermage. "La rente foncière, définit l'Encyclopédie de Diderot, est le droit de percevoir tous les ans sur un fonds une redevance fixe en fruit ou en argent, qui doit être payée par le détenteur".
La richesse est ici formée des droits de propriété et des titres de rente, que départagent au sol les bornes verticales ou les lignes droites des fossés, d'où probablement l'homonymie entre les droits, les "directes" seigneuriales et les droites, provenant ensemble du verbe latin "dirigere/directum" : mettre en ligne droite, marquer avec le bâton, diriger, régler. De fait, la géométrie euclidienne n'est-elle pas la création des géomètres-experts de la vallée du Nil (Euclide étant alexandrin), chargés d'asseoir le cadastre foncier et la rente foncière sur ses plaines alluviales ?

Aussi bien les classes dirigeantes sont-elles ici les hiérarchies des propriétaires ou ayants-droit fonciers, noblesse héréditaire, clergé décimateur, bourgeoisie rentière, lesquels imposent à tous leur vision propre d'un monde plat et plein, non seulement quadrillé par le cadastre foncier et structuré selon la géométrie euclidienne, mais aussi dominé par une droite verticale, figurant l'axe du monde et l'échelle des puissances. Dans tout plan cadastral, urbain ou rural, la Croix chrétienne marquait la croisée orthogonale des lignes directrices. Cet univers intellectuel n'est pas seulement celui de l'Etat territorial et de l'Eglise catholique (depuis que l'empereur Constantin lui permit d'accéder à la propriété du sol), mais aussi bien de toutes les droites politiques, car les lignes droites, leur parallélisme et leur orthogonalité n'existent que dans la géométrie euclidienne.

L'organisation sociale se traduit d'abord ici par la centuriation du sol à la romaine, par le plan orthogonal des villes, par la propriété de lots ou de parcelles rectangulaires. Elle se manifeste dans les alignements de colonnades et surtout dans la verticalité monumentale des flèches, tours et beffrois. Elle produit l'art héraldique des blasons cantonnés de croix, de barres ou de triangles, symbolisant les droits de seigneurie ou de propriété sur le sol. Dans notre imaginaire contemporain s'opposent toujours la Croix de Lorraine du Gaullisme, formée de droites perpendiculaires, et la rose socialiste, faite d'une courbe gauche. Historiquement, l'hégémonie politique de cette représentation euclidienne commença vers le 12ème siècle en France septentrionale, au moment où les barons regroupèrent par la force les paysans dans les bourgs féodaux, afin de rationaliser et majorer le prélèvement seigneurial, épisode décisif que les historiens dénomment d'après Robert Fossier "l'encellulement" (en italien "l'incastelmento"). Georges Duby a saisi toute l'importance de cette conception rigoureusement orthogonale du monde.

"Lorsque (l'abbé) Suger incorpora au massif occidental de Saint Denis les tours du monastère de Caen, il introduisit dans l'édifice le principe de verticalité qui, jusqu'à la fin du Moyen Age, tendit vers le ciel toutes les églises épiscopales nouvelles. (...) Devient maîtresse ici la ligne droite, vecteur de l'histoire, projection rectiligne du rayon lumineux qui figure l'acte créateur et la grâce divine, élan de la dynamique rationnelle, de la recherche scolastique et de tout le progrès de ce temps, qui filent droit vers leur but".
(Le Temps des Cathédrales - l'art et la société - 980-1420)

Si toute l'histoire des pays d'Ariège, depuis les Cathares jusqu'à la guerre des Demoiselles, ne fut qu'une résistance longue et acharnée aux tentatives de barons du Nord, du roi parisien ou de l'évêque de Pamiers pour les soumettre au système politique de la rente foncière, on comprend alors leur attachement persistant à la conception gauche du monde et leur aversion viscérale envers l'orthogonalité. Quel que fut jadis leur nombre, aucune tour seigneuriale (hormis celles de Foix et de Saint-Quentin) n'a survécu aux coups successifs des Cathares, des Réformés ou des révolutionnaires de 1789, 1830 ou 1848. La tour de l'Ordre des Templiers, qui jadis surmontait le village de Gabre, arasée dès 1570, n'est plus désormais qu'un terrain de pétanque !


4. Deux philosophies adverses et complémentaires à la fois

Par construction, ces deux représentations du monde sont aussi anciennes que la propriété du sol, que la rente foncière, que les hiérarchies aristocratiques ou que l'Etat territorial et remontent donc à l'Antiquité classique. Dès le 4ème siècle avant l'ère chrétienne, s'opposaient déjà deux philosophies, d'une part l'idéalisme géométrique de Pythagore et Platon, dont sortirent les Eléments d'Euclide et qui reste le modèle des droites pour l'organisation "en damier" de la société, d'autre part le matérialisme épicurien, réduisant le monde à des myriades d'atomes qui s'entrechoquent et s'enlacent au hasard, sur un schème libertaire où se reconnaissent aujourd'hui encore les gauches. Croira-t-on que la petite et pauvre Ariège soit demeurée à l'écart d'un tel débat, n'intéressant que les grandes universités ? On aurait bien tort.

Il est assez connu que la doctrine de l'Eglise catholique et de l'Etat régalien obéit à l'orthodoxie néoplatonicienne, théocentrique et euclidienne. Le quadrillage fiscal en est l'assiette foncière. L'orthodoxie en est la morale. L'édiction de règles (= bâtons droits) en est la pratique. Or, son aspect le plus saillant est le collectivisme villageois, car nos communes ou collectivités locales sont dans la droite continuité des communautés de l'Ancien Régime ; elles impliquent la propriété collective des biens communaux, ainsi que la responsabilité collective aux divers titres pénal, fiscal ou civil ; elles ne subsistent que sur la base de la rente collective du sol (l'affouage et l'amodiation du domaine public en restent les modalités les plus significatives). Faut-il rappeler que, dès le congrès de Bâle en 1869, les marxistes allemands se prononcèrent pour le socialisme d'Etat et contre le collectivisme traditionnel ?

Or, rien n'est plus étranger que ce collectivisme hiérarchique à la mentalité ariégeoise, en fait la plus attachée qui soit à l'indépendance de la petite propriété individuelle et la plus hostile au communisme de Platon. On sait la méfiance des Ariégeois envers le centralisme parisien et ses réglementations abstraites. Il faut se souvenir aussi que les Ariégeois sont habitués, depuis le 12ème siècle, au pluralisme religieux et s'insurgent contre le droit d'un seul à dicter sa façon de voir ou de croire.

Dans son "Montaillou", Emmanuel Leroy-Ladurie décrit les villages de la haute Ariège comme un "archipel" de "domus" (en latin) ou "d'ostals" (en occitan) , parmi lesquels l'organisation collective, l'assemblée des chefs de famille, est presque inexistante et le sentiment d'une propriété communautaire sur les forêts, les estives ou les groupements d'ovins transhumants, reste indécis. Sans doute le manque de rente collective explique-t-il un tel éparpillement. Ici l'institution de la communauté villageoise n'a jamais eu le même poids économique et moral que sur les pays de plaine, après "l'encellulement" forcé de la paysannerie au 12ème siècle. Aussi bien l'Ariège ne s'est-elle jamais vraiment convertie à la coopération agricole, dont les instigateurs furent bien plutôt les gentilshommes catholiques de l'Ouest et dont les terres d'élection restent les plaines adonnées au vote conservateur.

La conception épicurienne du monde résume le cosmos à un grand nombre d'atomes tombant dans le vide infini, ne remontant jamais vers le haut, mais déviant, s'agrippant et s'associant au hasard, sans l'aide des dieux. A Rome, cette philosophie fut l'idéal des manieurs d'argent, comme Hérode Atticus ; mais l'empire césarien, émanant des latifundistes, la combattit. Au 17ème siècle, Pierre Gassendi, natif des pré-Alpes de Digne, en fit une arme contre l'Eglise et les Jésuites. Car si le hasard existe dans le monde, alors Dieu n'est ni omniscient ni omnipotent, l'Eglise n'exerce pas l'autorité de droit divin, donc l'homme est responsable de ses actes et variable dans ses comportements.

Or, ce débat fondamental connut un moment fameux et décisif vers la fin du 17ème siècle, lorsque le calviniste ariégeois Pierre Bayle s'en prit au juif hollandais Baruch Spinoza sur le chapitre de la liberté. Homme du plat pays des polders géométriques et d'ailleurs proche de la communauté mennonite, pratiquant le communisme des biens, Spinoza pensait prouver l'ordre du monde en Dieu par une démonstration géométrique de type euclidien. Aussi bien niait-il la liberté individuelle, qu'il ramenait à l'obéissance aux contraintes naturelles ou envers le "souverain collectif", alias la communauté. Né au Carla en 1647, non loin du Mas d'Azil, mais exilé par l'Eglise et Louis XIV à Rotterdam, Pierre Bayle avait goûté aux libertés ariégeoises. Il connaissait d'ailleurs la conception atomiste du monde, réhabilitée par Gassendi. Il réfuta Spinoza à partir d'une représentation de l'univers dans un espace séparé à trois dimensions, où se confrontent des êtres distincts, variés, autonomes et qui est le lieu des changements, donc de la mutabilité.

"Qui dit la matière dit le théâtre de toutes sortes de changements, le champ de bataille des causes contraires, le sujet de toutes les corruptions et de toutes les générations, en un mot l'être dont la nature est la plus incompatible avec l'immutabilité de Dieu."

(Dictionnaire historique et critique : article "Spinoza")


Qualifié par Emmanuel Leroy-Ladurie de premier intellectuel de gauche en Occident, pour son combat idéologique en faveur de la vérité objective et de la liberté de conscience, notre philosophe ariégeois, qui fut imité, copié et plagié de partout pendant plus d'un siècle, a transmis sa conception d'un monde naturellement séparé et désordonné au mouvement philosophique des Lumières, à l'économie politique libérale ainsi qu'à toute la pensée de gauche européenne ou américaine.

La Déclaration des droits de l'Homme de 1789 émancipe l'individu des contraintes collectivistes du village, de la corporation ou de la congrégation, fondées sur le monopole de la rente territoriale. Toute d'esprit puritain, l'économie politique anglo-saxonne voit la société comme un marché libre, où se déroule sans fin la concurrence entre les individus. Pour elle, la rente de situation est le mal absolu, qui altère la perfection de la concurrence désirable. Que cette conception libertaire de gauche soit désormais dominante en Occident, sous l'hégémonie morale du puritanisme nord-américain, nous ferait oublier à tort que la pensée de droite continue quand même à se développer, parce que la cohésion collective est indispensable aux actions de longue durée, que le désordre n'est pas toujours créatif et qu'à peine dissoutes les situations de rente tendent à se reformer.

Au moins nous apparaît-il plus clairement que les opinions politiques de droite et de gauche sont complémentaires, les premières reflétant la continuité de l'espace-temps, sous les deux aspects de la cohérence à distance et de l'hérédité des positions acquises, les secondes traduisant, au contraire, la séparation spatio-temporelle, donc la diversité sociale, la rupture révolutionnaire, la primauté individuelle. Disons en bref que la droite est essentiellement continuité, mais la gauche rupture, distorsion, variété. Or, il faut des deux aspects pour faire un système, puisque les qualités de variété et d'adaptation des comportements sont indispensables à "la tendance de l'être à persévérer dans son être" (Spinoza). C'est même là un principe fondamental de la biologie darwinienne.


5. Les influences religieuses

La sociologie électorale montre statistiquement que le vote est davantage lié à la religion de l'électeur qu'à sa profession, son rang social ou ses revenus. En France, les catholiques pratiquants votent massivement à droite ; mais les minorités religieuses, les francs-maçons, les laïques ou les sans-religion majoritairement à gauche. Au plan national en 1981, 80% des catholiques pratiquants optèrent pour Valéry Giscard d'Estaing à l'occasion des élections présidentielles, mais 88% des sans-religion choisissaient François Mitterrand. Il est d'ailleurs traditionnel que les Présidents de droite assistent à la messe dominicale et le fassent savoir, mais que les Présidents de gauche fassent profession publique de laïcité.

Or, les historiens observent que les institutions religieuses sont aussi, sinon d'abord, des institutions de propriété. Au premier chef, ils rattachent l'Eglise catholique à la rente du sol et à ses bénéfices ecclésiastiques :

" Après 1600, la victoire du catholicisme est progressivement inséparable d'une certaine remontée de la société "féodale". De cette remontée témoigne l'échec relatif des agronomes ou politiciens protestants : Serres, Laffemas, Sully, qui sont soucieux d'expansion économique. (Alors) l'âge d'or de la rente prélève son lourd tribut sur une production léthargique : fureur d'offices ou de terres de la bourgeoisie ; investissements monastiques et baroques du clergé ; vie libertine ou militaire des nobles."

Emmanuel Leroy - Ladurie, Paysans du Languedoc


Encore de nos jours, la catholicité préfère la Terre, où chacun prend ses racines, à l'Argent, dont elle condamne les méfaits.

Une corrélation aussi nette tient au fond à ce que la religion de chacun transcrit la conception du monde qu'il se forme ou plutôt qui lui a été inculquée. On a vu ci-dessus comment le catholicisme est inhérent à une représentation ordonnée par l'orthogonalité euclidienne, celle que prêche l'orthodoxie (en grec : opinion droite) papale, que figure le Crucifix et que matérialise au sol le plan abbatial des édifices sacrés, avec nef et transept. Les comportements des droites s'inspirent de la verticalité et de la rectitude. A l'inverse, le judaïsme ou le protestantisme rejettent les images de la divinité (conformément à la loi mosaïque) et toute conception euclidienne du monde. Le chandelier à sept branches et la croix huguenote sont des entrelacs de courbes gauches.

A droite, voilà donc campé le catholicisme orthodoxe et, à gauche, voici toutes les hérésies qui en dévièrent. Emmanuel Leroy Ladurie date de 1520 la division de l'opinion entre la droite et la gauche, c'est à dire de l'introduction en France de la Réforme de Lüther. Mais tout laisse croire que cette division soit plus ancienne encore, quoique sous des aspects moins typés. Le catharisme et le valdéisme, qui reprochaient au clergé son attachement lucratif à la rente foncière (la dîme, les biens ecclésiastiques) et sa hiérarchie épiscopale ne pourraient-ils pas déjà être classés à gauche ?

L'Ariège n'échappe évidemment pas à la règle générale. Sa méfiance séculaire envers le catholicisme et la rente foncière la prédisposait, depuis le 12ème siècle, à l'opposition. On ne rappellera pas ici l'adhésion massive du Comté de Foix, d'abord au valdéisme et au catharisme, ensuite à la Réforme, enfin à la libre pensée, par l'effet de longues résistances à la dîme épiscopale ou au monopole des maîtres de forges sur la forêt. Moins engagé dans ces refus, le Couserans exprime une sensibilité un peu plus à droite.

A travers les siècles, les mêmes causes fondamentales produisent les mêmes effets politiques sous des apparences changeantes. En Ariège, la révolution de 1789 fut ressentie, moins comme l'abolition du despotisme, que comme la revanche des protestants, du fait de la sécularisation des biens du clergé, interdisant à l'Eglise de prélever plus longtemps la rente foncière. Bien sûr, les réformés ariégeois se déclarèrent d'emblée favorables à la Déclaration des droits de l'Homme, qui reconnaissait la "liberté de conscience" (à l'initiative du Pasteur Rabaud Saint Etienne) ; mais surtout ils se portèrent acheteurs sans fausse honte des "biens nationaux", notamment des terres de l'abbaye de Boulbonne. Les partisans du roi et du pape attroupèrent nombre de paysans aux cris vengeurs d' "à bas les protestants !". Lorsqu'en 1851, l'Ariège comme toute la France plébiscita le Second Empire, avec l'appui moral et politique de l'Eglise, par 56.498 oui contre seulement 2.479 non, la seule opposition notable vint des communes protestantes : Sabarat émit 88 non contre 57 oui et la Bastide sur l'Hers 69 non contre 119 oui.

De 1900 à 1914, le franc-maçon Théophile Delcassé s'acquit en Ariège une popularité que nul avant lui n'avait obtenue, parce qu'il appartint aux Gouvernements Combes et Rouvier, qui firent décider la séparation de l'Etat d'avec l'Eglise et expulser les congrégations de leurs domaines, en retirant derechef au catholicisme le bénéfice de la rente du sol. Anticléricale de tradition, la Dépêche du Midi a toujours soutenu les positions de gauche, en appelant les électeurs à la revanche sur les bûchers de Montségur et les Dragonnades de Louis XIV. La légende cathare n'est d'ailleurs que le masque moderne de l'anticléricalisme et de la gauche politique.

Aujourd'hui la libre pensée l'emporte de Mirepoix à Orgibet. On ne compte en Ariège que trois lieux de dévotion mariale, tous en Couserans et d'ailleurs peu connus du grand public. Au début de la décennie 1960, la proportion d'hommes fréquentant la messe dominicale variait de 15 % à 20 % pour Saint Girons et Saint Lizier, de 10 % à 15 % pour les cantons de Castillon, Oust et Massat, mais tombait pour Sainte Croix Volvestre à moins de 10 % et même en dessous de 5 % pour le Vicdessos et Tarascon-sur-Ariège. La fréquence du vote à gauche est inversement proportionnelle à ces ratios. Aux élections présidentielles de 1965, le général de Gaulle lui-même ne remporta, sur 22 cantons ariégeois, que ceux d'Oust et Saint Lizier, en Couserans. Encore en 1985, sur 22 conseillers généraux, 12 étaient des fonctionnaires de l'Education nationale et militaient pour la suppression de l'Enseignement catholique.


6. L'irréductibilité montagnarde

Que les marais et les montagnes jouent un rôle négateur envers la propriété foncière, les historiens en ont généralement conscience, mais en l'interprétant de façon simpliste, voire mécaniste, sinon péjorative. A leur avis, les insoumis de tout poil seraient chassés par les conquérants ou les maîtres de la terre vers les refuges inexpugnables, d'où ils leur tiendraient tête. Ce phénomène est constaté pour la vallée du Rhône et la Savoie, dont les Valdéens et les Réformés durent émigrer en masse vers les cantons suisses. Mais il n'y a rien de tel pour nos Pyrénées.

Force est d'en venir à la conception géométrique. Les plaines semblent passibles d'une représentation euclidienne à deux dimensions, parce que le quadrillage du sol y est praticable et la planification du travail collectif rentable. Chacun est ici encadré, toisé, dirigé par des règles linéaires qui déterminent un régime cohérent, profitable, mais trop régulier pour être vite adaptable. Les grands appareils d'Etat naissent des vastes plaines. Le bassin parisien a toujours montré sa domination et voté à droite. Dans les marais ou montagnes, la liaison utile est à l'inverse un saut d'obstacles à trois dimensions ; c'est pourquoi la gestion de la société s'y fait plus complexe ou plus variée ; on peut la dire anarchiste ; caractérisons-la plutôt comme non-linéaire, au sens mathématique.

De fait, le plat pays exige beaucoup moins que les marais, les îles ou les reliefs en variété de compétences et d'activités. Sous l'Ancien Régime, les plaines céréalières du Nord ou même du Languedoc imposaient le carroyage parcellaire, l'uniformité de l'openfield et la contrainte de l'assolement triennal (blé/luzerne/jachère), sinon la monoculture, en même temps que l'orthodoxie religieuse et politique. La rente foncière y érigeait une hiérarchie verticale de rentiers directifs. Il est clair que l'Etat parisien a beaucoup conservé de cette représentation linéaire, au grand dam des Américains.

Au contraire, tout écosystème accidenté, découpé et changeant requiert une extrême latitude d'adaptation. Les populations des marais et montagnes étaient condamnées à varier leurs productions exportables : polyculture en polders ou terrasses, pêche ou élevage transhumant, exploitation des forêts ou des mines, artisanat du cuir, de la corne, des textiles, du bois, du fer ou du verre. Ce n'était pas le lieu des grosses collectivités administrées, tant s'imposait la dispersion de l'habitat. Plus chiche, la rente foncière ne permettait pas d'y ériger bien haut les aristocraties locales. La Cour du Louvre méprisait Henri de Navarre comme un "paysan".

En Ariège surtout, la noblesse elle-même devait travailler industriellement et parfois de ses mains. Dès le 18ème siècle, les maîtres de forges et les maîtres verriers dominaient le pays ; mais ce n'étaient que des chefs d'entreprise, voire de simples artisans, dont les moeurs laborieuses détonnaient auprès des marquis de Cour ou des abbés commendataires. En 1789, l'entrée des gentilshommes verriers à l'assemblée de la noblesse du Couserans, chargée d'élire ses représentants aux Etats Généraux, fit tout bonnement scandale, tant ces souffleurs de verre se distinguaient mal des gens du peuple.

L'Ariège n'est qu'un cas parmi d'autres. Retenons cette loi générale que les marais et reliefs logent des poches de diversité, de non-conformisme, d'hostilité à la rente foncière et d'insubordination aux appareils d'Etat. Jadis pays de marécages, de tourbières et de prés inondables, le Pas-de-Calais n'a longtemps dû son essor qu'à l'élevage extensif des moutons et qu'au tissage de la laine. Ces milieux gauchis par la géographie sont les domaines d'élection de la gauche. L'étonnant est que les représentations du monde ainsi acquises se transmettent ensuite d'une génération à l'autre, en perpétuant une attitude politique, quand bien même les conditions écologiques changent peu à peu, par exemple avec l'assèchement des marécages ou le désenclavement des montagnes.

Ce phénomène semble mondial. En Amérique latine, la révolution tombe des montagnes : les Andes, la Sierra Maestra, les Chiapas. Les montagnards du Rwanda et des lacs africains imposent un régime "marxiste" au bassin du Congo. La Corée plate du Sud est oligarchique, mais la Corée du Nord, dont à peine 16% des terres sont cultivables, reste communiste. La Longue Marche de Mao Zedong partit du Hunan montagnard pour prendre les plaines rizicoles à revers.

Au Royaume Uni, les montagnes d'Ecosse ou du Pays de Galles votent pour le Labour Party, cependant que le bassin sédimentaire de Londres est le domaine des Tories. En Allemagne, les régions marécageuses du Nord sont les plus favorables à la Sociale-Démocratie, tandis que la plaine de Bavière est le bastion de la Démocratie Chrétienne. En Espagne, la meseta castillane incline à droite, mais les Pyrénées furent antifranquistes. Aux Etats Unis, la Nouvelle Angleterre, montagneuse et lacustre à la fois, s'affiche "libérale", c'est à dire de gauche, alors que les plaines à coton du Sud fondent la droite extrême.

Eminemment révolutionnaire fut le rôle des Alpes au coeur de la vieille Europe. Dès le 14ème siècle, elles abritaient une culture assez libertaire (Guillaume Tell) pour rompre avec les monarchies absolutistes : défaite des Habsbourg à Schwyz en 1315 et de Charles le Téméraire à Morat en 1476. Aussi bien les cantons suisses et la république des Escartons (autour du Queyras) furent-ils les premières démocraties modernes, d'abord exécrées des conservateurs, puis idéalisées par Jean Jacques Rousseau. Or, le philosophe genevois sait voir comment la rente foncière donne assise à la hiérarchie d'Etat, mais comment aussi son manque fait place à la démocratie, thèse hardie pour l'époque :

"La monarchie ne convient qu'aux nations opulentes ; l'aristocratie, aux Etats médiocres en richesse ainsi qu'en grandeur ; la démocratie, aux Etats petits et pauvres. (...) Les lieux où l'excès du produit sur le travail est médiocre conviennent aux peuples libres ; ceux où le terroir abondant et fertile donne beaucoup de produit pour peu de travail veulent être gouvernés monarchiquement, pour consommer par le luxe du prince l'excès du superflu des sujets."

Rousseau : Du contrat social - Chapitre VIII


C'est d'ailleurs de Vizille en Isère que partit en 1788 la révolution française. Sur l'autre versant des Alpes, le royaume de Savoie fit le Risorgimento italien.

Quant au Massif central, sans doute est-il le plus grand bastion de la gauche en France, avec d'abord la région du Limousin, la plus rose de toutes. Cependant les planèzes volcaniques du Cantal et de Haute-Loire, riches terres agricoles, quoiqu'en altitude, s'y donnent à l'Eglise ainsi qu'aux droites.

Or, le rôle catalyseur des Pyrénées ne fut pas moindre, quoiqu'on le méconnaisse.

Du cap Béar à la Galice, le massif pyrénéen préserve, depuis des millénaires, plusieurs sociétés originales, sans doute archaïques et quelque peu figées, mais attachées à leurs différences ou à leurs "fueros", et dont les particularités culturelles ont souvent stimulé le changement des grandes monarchies céréalières.

A l'abri de ses reliefs, cette civilisation pyrénéenne résista si fort à la conquête romaine qu'elle en conserve encore la langue multi-millénaire des Vascons, Gascons ou Basques (c'est le même nom), laquelle recouvrait encore au 10ème siècle toute la Gascogne. Elle repoussa aussi bien l'invasion franque, par l'anéantissement de Roland et de son armée, en raison, écrit Eginhard, de la "perfidia Vascona". Elle s'est opposée de même aux Arabes, installés dans les plaines fertiles de l'Ebre, mais qui n'ont jamais réduit les petits royaumes de Galice ou de Béarn, d'où partit la Reconquête. Elle a encore rejeté l'expansion de l'Eglise et ses prétentions à lever la dîme, d'abord en limitant l'implantation des abbayes au plat pays, puis en adhérant aux hérésies successives, enfin en abolissant précocement les communautés monastiques (le Mas d'Azil dès 1560, Lézat, Combelongue ou Boulbonne en 1789).

Emmanuel Leroy-Ladurie a calculé pour toute la France un "indice de sainteté", sur la base statistique de la proportion locale des villes et villages portant une dénomination catholique (les "hagiotoponymes" aux noms de saints comme Saint Girons ou Saint Lary, voire de reliques comme Sainte Croix Volvestre) ; il a pu montrer que cet indicateur tombe au minimum national de 5% pour les quatre départements pyrénéens des Pyrénées atlantiques, des Hautes-Pyrénées, de l'Ariège et des Pyrénées orientales. La civilisation pyrénéenne a aussi bien répudié la féodalité septentrionale, puisque les baronnies et le servage ont été cantonnés dans le plat pays, avant de disparaître rapidement. Or, elle a suscité ces Etats petits et pauvres, mais indépendants, qu'exalte Rousseau, à savoir la Navarre, le Béarn, le comté de Foix ou l'Aragon, et dont il subsiste l'Andorre. Déterminante fut enfin l'opposition pyrénéenne au franquisme castillan, avec les anarchistes aragonais ou les nationalistes basques. Guernica, symbole moderne de la Résistance, n'est-elle pas une bourgade de la Chaîne des Pyrénées ?

L'histoire, telle qu'on nous la relate, est captive d'une illusion d'optique. Les historiens et économistes n'ont de considération que pour les grands empires érigés sur la rente foncière et formés le plus souvent par des peuples conquérants, avec leur langue, leur religion, leurs moeurs, leurs lois, leurs canons esthétiques. C'est sur l'immense continuité des plaines à riz ou à blé que se bâtirent les empires chinois, pharaonique, assyrien, perse, hellénistique, romain, byzantin, carolingien, arabe, ottoman, espagnol, russe ou autres, dont la planification géométrique perdurait efficacement pendant des siècles, voire des millénaires, jusqu'à la ruine soudaine. Or, le facteur évolutif n'est pas dans ces grands systèmes linéaires, mais parmi les isolats locaux, qu'un environnement ingrat voue au travail, à la créativité, à la polyvalence.

Les Pyrénéens, qui n'obtenaient pas sur leurs estives et leurs soulanes les rendements suffisants pour rentabiliser l'agriculture, se consacrèrent précocement au travail du bois, de la laine, du fer ou du verre. Ces activités pré-industrielles leur permettaient d'importer le froment des plaines, mais en même temps les différenciaient du plat pays et les dressaient contre les tenants de la rente. Vues dans cette perspective, il semble bien que les opinions de gauche soient, chez les Ariégeois, l'expression d'abord d'une variabilité et même d'une variance structurelles.


7. L'Ariège, terre des extrêmes

Si cette thèse est juste, alors l'Ariège doit être le département intrinsèquement le plus varié de France ou, en tout cas, celui dont la variance, autrement dit la complexité des facteurs constitutifs, est maximale par rapport à la moyenne nationale.

De fait, les différences socio-culturelles paraissent bien y enrichir la culture à un degré rare. D'abord, on y parle trois langues naturelles : le gascon, l'oc et le français. Surtout, on y a toujours pratiqué des religions diverses, dans la tolérance mutuelle. Au 12ème siècle, coexistaient pacifiquement les catholiques, les vaudois, les cathares et les juifs, avant que les barons du Nord ne muent cette paix en guerre civile. Au 18ème siècle, catholiques et protestants se respectaient mutuellement ; seuls les évêques de Toulouse ou Rieux les poussaient à la querelle. Démocratie oblige, il y a bien une droite et une gauche locales pour disputer les élections, mais en excluant tout procès en hérésie.

Plus significatives encore, l'Ariège présente quelques particularités historiques ou sociologiques, que les physiciens qualifieraient d'extrémales et qui modèlent les mentalités libertaires du cru. On omet le plus souvent de les rapprocher, alors qu'elles prennent tout leur sens par ce rapprochement même :

a) Anarchiste, l'Ariège l'a toujours été, aussi haut que remonte la mémoire. Du 13ème au 18ème siècles, les communautés villageoises se sont formées sur les plaines à blé du Nord, de l'Est ou du Languedoc, à l'instigation des seigneurs de la terre et de la rente. C'est le phénomène historique que le médiéviste Robert Fossier appelle "l'encellulement". Or, par l'effet du relief cloisonné et de la dispersion des hameaux, ce regroupement local n'a pas touché les Pyrénées. La résistance aux exactions du clergé ou des féodaux n'en fut que plus terrible. C'est la raison profonde de l'adhésion populaire au catharisme, lequel autrement n'aurait jamais convaincu qu'une minuscule élite urbaine. Célèbre est devenue, grâce à Leroy-Ladurie, la "rafle" de 1308 à Montaillou, quand l'évêque de Pamiers fit déporter tout ce village de montagne, en droit pour hérésie cathare, en fait pour son refus d'acquitter la dîme sur les produits d'élevage. Beaucoup plus tard, la guerre dite des Demoiselles fut, en 1830 et 1848, l'ultime insurrection paysanne de France, avec soulèvement de masse et sac des châteaux, pour recouvrer le droit d'usage libre sur les forêts. On observe le même esprit d'indépendance de l'autre côté de la chaîne des Pyrénées. Cathare, la Catalogne pyrénéenne le fut plus encore que l'Ariège. Au 14ème siècle, le soulèvement paysan des "Remenses" y fut l'un des plus violents du Moyen Age européen et l'un des rares à remporter la victoire. On sait enfin qu'en Catalogne la Confédération nationale du travail (C.N.T.) fut, pendant la guerre civile d'Espagne, l'illustration extrême de la IVème Internationale trotskiste (voir le film de Ken Loach : "Tierra y Libertad").

b) Industrielle non moins qu'agricole, l'Ariège a toujours dû pour survivre exporter ses productions manufacturées et a développé très tôt les mentalités ouvrières. Dans les années 1780, si inquiétante parut la grande grève des mineurs et forgerons du Rancié, en Vicdessos, que la Cour de Versailles donna l'ordre à l'armée d'intervenir. Par chance, le courrier prit du temps pour franchir 800 kilomètres à cheval et arriva trop tard !

c) Plébéienne, l'Ariège n'a jamais connu de ville libre ni de bourgeoisie rentière. Encore de nos jours, Foix reste le plus petit chef-lieu départemental de France, avec moins de 10.000 habitants, et demeure sous la prépondérance politique, non des industriels, ni des commerçants, mais des fonctionnaires. On a bien vu poindre au 19ème siècle l'esquisse d'une classe industrielle, autour des maîtres de forges catalanes ou des Bardies en Couserans, mais presque aussitôt échouer.

d) Hérétique, c'est à dire exerçant son libre choix en matière de croyance religieuse, le Comté de Foix l'a été avec persévérance pour près d'un millénaire. Ayant, dès le 12ème siècle, bien accueilli le valdéisme, prêché d'abord à Lyon par Pierre Valdo, il s'est rallié d'enthousiasme au catharisme le plus ardent, dont il fut l'ultime refuge français, presqu'un siècle après la chute de Montségur en 1244. Longtemps les protestants dominèrent Pamiers et le Val d'Ariège ; ils restent influents autour de Saverdun et sur l'Arize. Au 17ème siècle, l'évêché de Pamiers fut, avec François de Caulet, l'un des rares foyers de la résistance janséniste à l'absolutisme de Louis XIV.

e) Républicaine, l'Ariège l'était avant même sa création officielle en 1790, puisque les sentiments anti-monarchiques y remontent à la Croisade dite des Albigeois, ouverte par les barons du Nord en 1208. Entre 1560 et 1630, le comté de Foix fit partie intégrante de la confédération civique que les historiens d'aujourd'hui appellent la "république protestante" du midi. De tous les départements français, l'Ariège fut le seul dont tous les représentants élus à la Convention votèrent en 1793 la mort du roi. Par la suite, jamais l'aristocratie légitimiste ne réussit à reprendre le pouvoir local ni même la direction de l'opposition. Il lui fallut céder aux bonapartistes le leadership sur la droite. C'est ainsi que le dernier grand chef politique de la droite ariégeoise fut le baron d'Empire Gaston de Verbigier de Saint Paul, le fils du général d'Empire, héros du siège de Tarragone, et le petit-fils d'un gentilhomme verrier huguenot. Populaire au point que le "Saint Paulisme" ralliait en masse les votes paysans, l'ex-Préfet d'Empire Gaston de Saint Paul gagna en Ariège les élections législatives de 1877 pour la droite. Mais comment oublier que sa légitimité lui venait de deux empereurs, garants envers la paysannerie parcellaire des conquêtes libérales de la Révolution ?

f) Intellectuelle et même intellectuelle de gauche avant la lettre, l'Ariège précéda les Lumières. Né au Carla en 1647, et fils du pasteur protestant du lieu, Pierre Bayle dut émigrer à Rotterdam, où il écrivit son fameux Dictionnaire Historique et Critique (1697-1702), qu'imitèrent Voltaire et Diderot. Cette tradition n'a pas disparu, puisqu'au 19ème siècle le pasteur Napoléon Peyrat, des Bordes-sur-Arize, ressuscita, ou même pour ainsi dire inventa la légende cathare, qui est devenue l'idéologie ariégeoise par excellence.

g) Attachée au service public, et non pas du tout repliée sur elle-même, l'Ariège est de tous les départements français le plus gros fournisseur de fonctionnaires ou d'agents de l'Etat, par rapport à sa population. Sur 1.000 natifs, 115 entrent dans la fonction publique, contre à peine une cinquantaine en moyenne pour les départements de l'Ouest et du Nord (source : INSEE). Nul n'ignore que le service public reste en France la forteresse de la gauche, parce qu'il attire les esprits rétifs à toute hiérarchie patronale "de droit divin". Or, comme les concours de la fonction publique présupposent un haut niveau culturel, les Ariégeois comptent parmi les plus diplômés de France.

h) Désunie enfin, l'Ariège reste probablement le département le plus éclaté de France. Pour qu'un sentiment d'unité politique s'y imposât, il aurait fallu qu'une bourgeoisie locale ralliât les suffrages et instaurât un ordre accepté de tous. Ce qui ne s'est pas produit. Création artificielle de la Révolution française, l'Ariège demeure tiraillée par les attractions extérieures et divisée entre le Couserans et le comté de Foix, entre la montagne et la plaine, entre l'agglomération de Pamiers qui s'étend sans cesse et les 340 communes indépendantes à l'abri de leurs forêts, de leurs crêtes et de leurs déserts.




***


On pense donc avoir un peu contribué à montrer que l'opposition droite / gauche est plus complexe qu'on ne croyait et aussi plus fondamentale. On peut même pousser plus loin cette thèse jusqu'à en proposer une théorie (1).

Mais comme tous nous nous reconnaissons personnellement, soit dans la droite, soit dans la gauche, soit encore dans l'une et l'autre, chacun sublimera telles valeurs et dévalorisera les croyances adverses, non sans tomber ainsi dans l'idéologie ou l'intolérance, peu propices à la réflexion. Chaque parti, par exemple, croit détenir le monopole de la Liberté, mais entend cette valeur sous des sens opposés : libéral et libertaire. Pour les uns, la Liberté n'est autre que l'ensemble unitaire des libertés collectives, au premier chef le droit de propriété. C'est le libéralisme. Pour les autres, la Liberté est le droit naturel de tout individu à s'inscrire en rupture avec la collectivité, si elle l'opprime. C'est l'idéal libertaire.

Or, le choc de ces opinions antagonistes révèle une complémentarité cachée, dès qu'on retrouve, dans les libertés collectives, la prégnance d'un espace de représentation continu (le marché mondial, le patrimoine familial, la France, le Volvestre ou le Couserans) et, dans la liberté individuelle, celle d'un espace séparé (la prétention de Pierre Bayle à combattre seul l'opinion commune) ou non-linéaire (l'émigration des Ariégeois).





Note :

(1) : L'idée essentielle de cette thèse peut être développée plus mathématiquement, pour se rapprocher d'une démonstration. On croit, en effet, que l'antinomie constatée entre les opinions de gauche, caractéristiques des populations mobiles, et les opinions de droite, relevant des communautés sédentaires, serait réductible à la dualité mentale d'un espace de représentation non-linéaire et d'un espace de représentation linéaire.

a) Les populations qu'une nature hostile voue à l'artisanat d'exportation ou à l'exportation de main d'oeuvre sont soumises par construction à une multitude d'attracteurs concurrents (la disparité géologique des terroirs et des situations, l'éparpillement topographique des zones utilisables, l'attrait des débouchés extérieurs, la double vie au pays et en dehors, etc.) qui les déstabilisent et rendent leur comportement non-linéaire, rebelle, voire chaotique. On sait qu'au-delà de deux attracteurs toute situation échappe à la linéarité. On peut donc considérer ce type d'économie comme irrégulier ou comme un état de non-droit, du fait qu'il n'est pas maîtrisable par des règles générales. Aussi bien les propriétés ne s'y conservent-elles guère et la seule richesse est-elle ici la force de travail, la formation éducative, la capacité d'initiative. Au propre comme au figuré, les individus y sont lancés sur des trajectoires faites d'élans, de saccades, de chutes, de rebonds, de retours en arrière, de zigzag imprévisibles, lesquels ressemblent à des mouvements browniens de nature fractale. En tout cas, ils décrivent ainsi dans l'espace des lignes brisées à trois dimensions, qu'on appelle des courbes gauches (du francique "wenkjan", faire des détours). Alors que l'héritier, n'ayant pour seul attracteur que le sol ou le bien de famille, continue directement la situation de ses ancêtres, l'immigrant rebondit sans cesse d'un métier ou d'un employeur à l'autre, si même il ne saute pas par dessus les frontières. Le jeu solitaire du "flipper" (de l'anglais "to flip", secouer) représente bien cette recherche par à-coups du salut ou du gain.

Or, la spécificité d'un espace non-linéaire est l'asymétrie, c'est à dire la non-conservation des positions et des grandeurs. C'est pourquoi dans ce type fractal d'économie, les situations, les gains ou les pertes ne sont pas proportionnels aux investissements, mais aléatoires ou arbitraires. Les économistes diront que ce n'est pas là le lieu des placements rentables mais qu'il s'agit de situations à risques élevés. Quelques expatriés reviendront mourir pauvres au pays ; d'autres, enrichis, y feront bâtir des châteaux ; seul le hasard des bonnes et mauvaises fortunes en décidera. L'obsession de l'injustice domine l'idéologie de gauche ; mais elle traduit le caractère asymétrique de la distribution statistique, dans le manque précisément d'héritage statistique ou de probabilités liés.

b) Les hommes ainsi soumis aux aléas d'une destinée fractale rêvent de s'installer quelque part, d'y acquérir une assurance sur l'avenir et d'y jouir paisiblement des richesses que dame nature y prodigue : le Paradis perdu et retrouvé. Comme les corps mobiles d'Aristote, ils s'efforcent de rejoindre leur "lieu naturel" et d'y retrouver le repos. Pauvres, ils envient les rentiers. Gauchis par la misère, ils recherchent la situation d'ayants-droit. Aspirant à cet état stable et supposé "final", les damnés de la terre veulent " se mettre en commune" et jouir collectivement de leurs titres de rente, les fameux "droits acquis". C'est l'idéal communiste, mais un idéal qui, s'il se réalise, glisse à droite. A cette fin donc, les isolés cherchent à se regrouper pour fonder ensemble une collectivité de propriétaires, en partie indivis, en tout cas solidaires, sur quelque site rentable, plaine fertile, riche gisement, monopole local ou lieu de passage forcé. On se souvient des colonies communistes d'Amérique et des phalanstères de Fourier. Or, la continuation de ce groupe social et la conservation des droits de propriété en son sein requiert la structure fermée de groupe de symétries, dans un espace de représentation linéaire. Cet idéal groupal de réciprocité et d'alternance s'exprime notamment dans la permutation circulaire : à chacun son tour pour les honneurs, les charges, les prébendes. L'espace de représentation sous-jacent sera euclidien, s'il s'agit surtout de se partager le sol et les droits réels par le cadastre foncier, selon le modèle de la centuriation romaine.

Le jeu de dames (du latin "domina", maîtresse des lieux) sur le damier à 64 cases figure excellemment cette économie de rentes foncières, assise sur le carroyage des champs et des pâtures. Le jeu d'échecs y rajoute la symbolique de la hiérarchie féodale par la représentation de l'ordre des puissances sur la dimension verticale (plus haute est une pièce, plus elle est importante). Mais cet espace référentiel pourra encore être vectoriel, dès qu'il s'agira de lever ou d'acquitter, puis d'accumuler la rente en argent et non plus en nature. Car le tableau matriciel des créances et des dettes constitue de plein droit un tel espace vectoriel, dont les vecteurs sont des sommes d'argent fléchées vers quelque destinataire. Ce tableau s'appelait "l'Echiquier" à la Cour de Philippe le Bel et on y déplaçait les jetons de case en case avec une raclette. Le nom est resté au ministre des finances britannique : Chancelier de l'Echiquier. Ce tableau est devenu le plan comptable des entreprises.

Dans les deux cas, géométrie euclidienne ou espace vectoriel, la structure générale ou générique reste celle du groupe de symétries, dont le sous-groupe distingué des propriétés invariantes conserve précisément les droits de propriété dans l'espace comme dans le temps. Les deux espaces référentiels se superposent habituellement, ce qui donne l'économie seigneuriale à deux étages, asseyant la propriété éminente (les droits héréditaires ou les directes des seigneurs de la rente) par-dessus la propriété utile du sol (la tenure paysanne dans ses limites cadastrales). Cette linéarité, cette régularité et cet état de droit sont propres au groupe social local, en tant qu'il reste sous l'attraction d'un attracteur, sinon unique, du moins prépondérant, la richesse d'un sol ou d'une situation. Le conservatisme s'ensuit. La structure linéaire de groupe est immédiatement visible dans la communauté paysanne, où les fonds les plus fertiles et les plus riches cultures font l'objet de permutations circulaires périodiques (redistribution des terres ou rotation des assolements). Elle fonde aussi bien les vectoriels comptables. En effet, les calculs de rentabilité sont algébriques et impliquent la linéarité (c'est à dire la symétrie ou la proportionnalité) des fonctions numériques (en monnaie) mesurant l'activité ou les résultats. Par exemple, les ratios comptables de productivité, d'élasticité-prix, d'élasticité-revenu, de taux d'intérêt, de rendement des fonds propres, d'endettement, etc., seraient inconcevables sans la plus ou moins stricte proportionnalité mutuelle des termes corrélés, autrement dit sans leur covariance. Ils obéissent aux règles de la programmation linéaire. Au contraire, toute rupture de symétrie, de proportionnalité ou de covariance exclut la notion et les calculs de rentabilité. Par opposition à la direction (du latin "directus", droit) rationnelle des entreprises, on qualifie cette rupture de "sinistre" (du latin "sinister", gauche), au sens de saute imprévue et irréfragable des ratios comptables.

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