dimanche 8 novembre 2009

Accueil - L'Ariège par Michel Bégon (de Robert Bousquet)


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Michel Bégon (de Robert Bousquet) écrit depuis le milieu des années 1990 des articles sur son département de coeur, l'Ariège, département central des Pyrénées.

De la préhistoire à l'économie territoriale, des guerres de Religion aux grands et petits personnages qui ont marqué ce département, Michel Bégon balaie 14.000 ans d'histoire au gré de ses centres d'intérêts et de ses rencontres.

Bonne lecture !


Michel BÉGON (de Robert Bousquet) est né en 1934 à Paris de vieilles familles ariégeoises descendant de gentilshommes verriers, dont il garde la maison à Gabre, près du Mas d’Azil, au-dessus du lac de Mondély, pour y passer quelques mois par an.

Il est un arrière-petit-fils de Léopold de Robert Bousquet, souffleur de verre aux Verreries de Moussans à la fin du XIXème siècle.

Ancien élève de l’Ecole Nationale d’Administration, il a fait sa carrière de fonctionnaire au ministère de l’Economie et des Finances.

Il est administrateur de l’Amicale des Ariégeois de Paris et membre permanent, en tant qu'historien, du conseil d'administration de l'association familiale La Réveillée, qui regroupe les descendants de cinq familles de tradition verrière dans le Sud Ouest : de Robert, de Grenier, de Verbizier, de Suère, de Riols de Fonclare.

L’Académie de Languedoc lui a décerné le prix Clémence-Isaure pour ses articles sur l’histoire de l’Ariège.

Il est décédé à l'âge de 82 ans le 24 septembre 2017. Il est enterré dans le cimetière familial de Magnoua de Gabre (Ariège).

Art magdalénien en Ariège


L’art magdalénien en Ariège

Michel Bégon – octobre 1995


Les grottes d'Ariège sont universellement connues pour la splendeur de leurs peintures et sculptures paléolithiques. Pourtant cette floraison artistique fut des plus brèves à l'échelle géologique, n'ayant guère duré que quelques millénaires, entre 12.800 et 10.000 avant notre ère, soit tout juste les phases terminales de l'ère magdalénienne (ainsi appelée d'après la grotte ornée de la Madeleine en Dordogne). Comme on va le voir, la période dite azilienne (d'après les gisements du lit de l'Arize dans la grotte du Mas d'Azil) n'appartient même pas à ce court apogée. Pourquoi cet éclat magnifique fut-il aussi éphémère entre deux longues zones d'ombre ?

Il faut se représenter qu'à cette haute époque les hommes ne possédaient encore ni les techniques agricoles, ni les semences céréalières, ni l'arc et les flèches, ni les habitations de bois qui caractériseront la période néolithique et que leur langage, s'il existait vraiment, ne pouvait dépasser les quelques centaines de mots. Aussi étaient-ils très dépendants de l'écosystème local, du climat ambiant et de la faune ou de la flore naturelles. Certes, l'homo sapiens sapiens avait conquis l'Europe à partir de 100.000 ans avant notre ère, s'était manifesté, dès 50.000, par des pierres taillées, des figurines, peut-être des verroteries et avait même, vers 35.000, physiquement éliminé l'homme de Néanderthal. Pourtant, cet homme déjà moderne par l'anatomie, la physiologie et l'intelligence ne savait encore pratiquer que la chasse et la cueillette. On estime qu'avec sa technologie comprenant seulement des pierres taillées, des lances munies de propulseurs et des filets, il fallait alors 5.000 hectares de territoire de chasse pour nourrir un seul individu. Toute concentration humaine était impossible au-delà de la harde migrante. C'est beaucoup plus tard que la densité démographique, en s'accroissant, se fera le moteur de la division du travail, de la spécialisation professionnelle et de l'intensification des échanges, puis de la sédentarisation.

Au demeurant, cette économie primitive de chasseurs-cueilleurs était bien adaptée aux conditions climatiques et écologiques régnant alors dans le midi de la France. La glaciation de Würm sévissait mondialement depuis les années 80.000, avec des intervalles de réchauffement, au point de recouvrir de glaciers éternels le nord du continent, le massif alpin jusqu'au Rhône et le massif pyrénéen jusqu'aux piémonts du Béarn, du Lannemezan, du Couserans ou de Pamiers. Elle maintenait dans la vallée de la Garonne une végétation de steppes, faite d'herbes hautes sans forêt, favorable à la multiplication de grands troupeaux migrateurs de mammouths, d'aurochs ou de cervidés, que la pousse de hautes futaies aurait rejetés au nord. On peut penser, d'après l'exemple nord-américain, que les hardes de chasseurs-cueilleurs s'attachaient à ces troupeaux migrateurs, en vivant à leurs dépens et comme en symbiose avec eux, à l'instar des Peaux Rouges avant que les Européens ne suppriment cet équilibre naturel pour faire place à l'agriculture.

Probablement parce que les glaciers recouvraient tous les reliefs, les hommes du paléolithique semblent avoir longtemps évité les montagnes d'Ariège. Ailleurs, les brèves phases de réchauffement paraissent avoir été mises à profit par une colonisation humaine plus dense et plus rémanente. C'est ainsi que dans le sud-est français, jouissant déjà d'un microclimat plus favorable, les grottes ornées Chauvet (Ardèche) et Cosquer (Var), datées respectivement de 30.000 et 27.000 ans avant notre ère, seraient les plus anciennes au monde dans l'état actuel de nos connaissances. Pour le grand sud-ouest, les cavernes pariétales du châtelperronien, du périgordien et du solutréen ne se trouvent qu'au sud de la Seine, à basse altitude et loin des massifs montagneux. Aucun site préhistorique n'est connu vers cette époque à l'est du Rhône. Parmi les vestiges les plus reculés dans le temps dont s'honore la zone pyrénéenne, il faut cependant citer la grotte de Gargas et ses 231 mains peintes, en Haute-Garonne près de Montrejeau, et surtout celle d'Aurignac, en Haute-Garonne également, à la latitude de Martres-Tolosane, laquelle a donné son nom à la période paléolithique de l'aurignacien, environ 20.000 ans avant notre ère. S'y rattache la fameuse Vénus stéatopyge de Lespugue, découverte en 1922 dans la grotte des Rideaux, en Haute-Garonne toujours. La période dite magdalénienne commence dès 15.000 avec la belle caverne de Lascaux en Dordogne.

Or, vers 12.000, survient un net mais temporaire réchauffement du climat, provoquant non seulement le retrait des glaciers au sud du Plantaurel ou du Sabarthès, mais encore une forte expansion démographique dans tout le sud-ouest, dont résulte la pénétration humaine des vallées de l'Ariège, de l'Arize ou du Volp. C'est alors que les hardes de chasseurs-cueilleurs remontent les torrents, investissent les abris rocheux des massifs calcaires et décorent les grottes si nombreuses que l'érosion karstique y a creusées.

Ces cavernes sont demeurées dans un tel état de conservation qu'elles nous renseignent précisément sur la vie quotidienne des magdaléniens. Les chasseurs-cueilleurs ne s'arrêtaient dans les abris naturels que pour de brèves incursions, à la recherche du gibier de montagne pendant la belle saison, y allumant des foyers, y abandonnant les os du gibier et quelques armes usées, y laissant des traces de pas dans la glaise, y compris d'enfants, et y dessinant sur les parois, probablement pour se désennuyer quand la pluie ou la neige sévissaient au-dehors. La grotte de Fontanet (près d'Ussat-les-Bains) conserve la plus ancienne empreinte de chaussure du monde ! Si les installations humaines avaient été pérennes ou fréquentes, de tels vestiges auraient été détruits par les piétinements.

On connaît en Ariège quelque 75 sites préhistoriques, surtout des abris temporaires. Une bonne douzaine de cavernes ornées ont été découvertes dans la région des petites Pyrénées ariégeoises et sont fréquemment citées par les préhistoriens: Niaux, sans doute la plus justement réputée, mais aussi le réseau Clastres, la Vache, Bedeilhac, Fontanet dans le Sabarthès, le Portel et le Mas d'Azil sur le Plantaurel, Enlène, les Trois-Frères, le Tuc d'Audoubert dans le Couserans, non loin de Montesquieu-Avantès, etc... D'emblée, l'art pariétal et sculptural s'y révèle magistral, atteignant à la perfection esthétique sans tâtonnement initial, du fait sans doute qu'il héritait de quelque 15 ou 20 millénaires de tradition artisanale, formée dans tout le grand sud-ouest.

Faut-il citer les hauts chefs d'oeuvre qui sont, sinon dans toutes les mémoires, du moins dans tous les manuels de préhistoire ? Le Salon Noir de Niaux, avec ses magnifiques chevaux et aurochs, le "Dieu Cornu" des Trois-Frères, les bisons en argile du Tuc d'Audoubert, que les frères Begouën considéraient comme "les plus vieilles sculptures du monde", le cheval hennissant et le propulseur au faon du Mas d'Azil, les propulseurs aux bouquetins de Bedeilhac, d'Arudy et du Mas d'Azil etc... Il est vrai que bien peu de gens ont pu contempler les originaux. Les peintures du Mas d'Azil ne se voient plus depuis des dizaines d'années et celles de Niaux ne se visitent plus guère, ayant fait l'objet d'une reproduction systématique au centre préhistorique de Tarascon-sur-Ariège. Quant aux sculptures et modelages, ils sont déposés dans les coffres forts du musée national de Saint-Germain-en-Laye. Le musée préhistorique du Mas d'Azil n'en présente que des copies, ce qui n'en diminue pas l'intérêt, tant ces répliques sont fidèles.

On pense aujourd’hui qu’à la période magdalénienne, la densité démographique avait atteint localement un seuil suffisant pour que s'amorcent des échanges à longue distance et que parfois se spécialisent quelques artistes dont le talent était reconnu loin à la ronde. Pour ce qui est de l'extension des échanges, n'a-t-on pas trouvé dans la grotte du Mas d'Azil, à 200 kilomètres de la Méditerranée, une dent de cachalot sculptée ? Pour ce qui est de l'audience des artistes, les propulseurs sculptés en bois de renne qu'on a dégagés des grottes du Mas d'Azil et de Bedeilhac se ressemblent si fort, les deux sites étant distants d'une trentaine de kilomètres, qu'on les attribue à la même main.

Cette perfection de l'art magdalénien reposait sur un acquis technique et sur des méthodes d'élaboration qu'on sait aujourd'hui reconstituer, non sans d'ailleurs quelque étonnement. Etudiant le Salon Noir de Niaux, le Laboratoire de recherche des Musées de France a pu établir que les auteurs des peintures avaient séjourné longuement pour réfléchir à leurs compositions et les esquisser au charbon de bois, avant d'y appliquer les colorants, eux-mêmes très élaborés, dont ils disposaient. Hors de ce Salon Noir, dans les galeries écartées, si ce sont les mêmes artistes qui ont oeuvré, ils sont allés plus vite, sans tracer d'esquisse préalable et n'ont atteint qu'à une moindre réussite. Quant à la palette employée, l'art pictural mélangeait des pigments minéraux, tels que l'hématite, le charbon, les oxydes de manganèse, la biotite ou le feldspath potassique, à des liants naturels ou organiques. Dans le réseau Clastres, le liant semble n'être que de l'eau; mais à Fontanet, à Enlène ou aux Trois-Frères, il s'agirait de liants d'origine animale ou végétale, de sorte qu'on est en présence déjà d'une peinture à l'huile. Peut-être même y a-t-il là quelque grande innovation technologique ?

Or, ce printemps de l'art prit fin tout soudain et ne revint pas. A partir des années 10.800 avant notre ère, un ultime paroxysme de la glaciation de Würm refoula les chasseurs-cueilleurs des Pyrénées ariégeoises. Lorsque vers 9.000 l'ère glaciaire se termina enfin, ce fut par un brusque, fort et définitif réchauffement qui fit remonter de cent mètres le niveau des mers et disparaître d'Europe la végétation steppique au profit de la forêt de feuillus. Les troupeaux d'animaux migrateurs remontèrent vers le nord, entraînant vraisemblablement les chasseurs-cueilleurs à leur suite. Avec ce radoucissement, d'asiles qu'elles étaient contre le gel et le vent, les grottes devinrent des antres froids et humides, qu'on évitait plutôt. L'art des cavernes disparut. Sans doute, aux 9ème et 8ème millénaires, des hommes occupèrent-ils de nouveau l'immense grotte du Mas d'Azil, mais sans pénétrer dans les galeries hautes, en restant aux bords de l'Arize. Ce n'était plus la même civilisation: les magdaléniens tuaient l'ours, ceux-là se régalaient de noisettes et d'escargots, dont on retrouve les coquilles; leurs devanciers avaient porté l'art pariétal au summum, ces médiocres successeurs n'ont laissé qu'un outillage pauvre et, comme oeuvres d'art, que les galets peints du Mas d'Azil. Du moins l'appellation de période azilienne les a-t-elle immortalisés ! Le préhistorien Piette avait même proposé d'appeler "arizien" (d'après la rivière Arize) la couche sédimentaire sous-jacente et la culture paléolithique antérieure au 8ème millénaire, mais cette dénomination n'a pas été retenue, la période du 9ème millénaire s'avérant difficile à cerner. Beaucoup plus tard, aux 4ème et 3ème millénaires avant notre ère, s'imposera la civilisation mégalithique, fondée sur l'agriculture et qui nous laissera les dolmens du Plantaurel.

On aimerait savoir quelle est la signification de l'art pariétal et s'il nous a laissé un message. Mais les préhistoriens sont devenus à cet égard de plus en plus prudents, de moins en moins affirmatifs. Ils ne croient pas à une religion préhistorique, dont aucun signe n'apparaît parmi les milliers de bêtes sauvages décorant les grottes. Leur tendance est de dater la religiosité des premières grandes concentrations humaines, consécutives à la diffusion de la céréaliculture. Aussi bien l'interprétation symbolique, que Leroi-Gourhan voulait donner à l'art pariétal, en prêtant un sens déterminant au couple majeur du cheval et du bison, est-elle désormais contestée, voire abandonnée, au fur et à mesure que les découvertes de nouvelles grottes ne confirment pas son système d'explication. Observant que les deux galeries de la grotte du Portel (près de Montegut) étaient l'une décorée de nombreux bisons et trois chevaux, mais l'autre de nombreux chevaux et trois bisons, l'éminent théoricien avait un peu vite conclu que le bison était le symbole masculin, le cheval le symbole féminin et que leur couple emblématique organisait tout l'art pariétal.

A la vérité, l'observation suggère que plus on recule dans le passé, plus les hommes semblent obéir à des conceptions matérialistes, ce qui se justifierait par leur confrontation directe aux contraintes locales; et qu'au contraire, plus on va vers les temps modernes, mieux les hommes s'adonnent à la spiritualité, étant donné que leur vie, dans des sociétés plus nombreuses et plus denses, sollicite davantage chez eux le comportement symbolique ainsi que les échanges d'idées ou d'informations.

Du matérialisme magdalénien les preuves abondent, même si habituellement on n'y insiste guère. Aucune sépulture rituelle n'a été découverte dans les grottes, tout juste les squelettes d'individus tués par une chute ou un éboulement. On a, certes, beaucoup glosé sur le crâne féminin du Mas d'Azil, dans les orbites duquel étaient insérées deux plaquettes d'os; mais on croit maintenant ce montage dû aux hasards de l'érosion fluviale. Aucune spiritualité n'imprègne non plus les oeuvres d'art. Si des scènes y sont représentées, elles sont triviales, par exemple à la grotte du Portel sur le thème: un bison femelle renifle sont petit, cependant que le vieux mâle, chassé par elle, s'éloigne. La scatologie n'en est pas absente. Les superbes faons aux oiseaux du Mas d'Azil et de Bedeilhac ont pour sujet exact: un jeune bouquetin se retourne pour contempler son anus, d'où jaillit un boudin d'excréments, que deux oiseaux viennent picorer. L'érotisme n'y est pas en reste: une plaquette gravée de la grotte d'Enlène représente un couple humain faisant l'amour dans une position scabreuse. Non contents d'avoir (peut-être) inventé la sculpture, la peinture à l'huile et la chaussure, ces vieux Ariégeois auraient-ils aussi découvert la pornographie ?

Notre conception de l'art préhistorique évolue d'autant plus vite que les découvertes de sites inédits s'accélèrent et que nos techniques d'investigation s'affinent. Sur un total de 150 grottes ornées qu'on connaît en France, 22 n'ont-elles pas été révélées dans les dix dernières années, notamment les grottes Cosquer et Chauvet qui ont bouleversé l'édifice de théories prématurées ? Alors, qu'attendent les spéléologues ariégeois pour prospecter nos massifs karstiques et enrichir le patrimoine pariétal de notre département ?

La grotte du Mas d'Azil


La grotte du Mas d'Azil
Michel Bégon décembre 1992


L'un des plus anciens souvenirs que j'ai d'Ariège et l'un des plus chers est notre arrivée de Paris, l'été 1943, ma mère, mes frères et moi, au Mas d'Azil. Ernest Laborde était venu de Camarade nous chercher avec une carriole. La grotte n'était pas éclairée, à cause des restrictions d'électricité. Les voitures automobiles ne circulaient plus, les carburants ne servant qu'à la guerre. La nuit et la fraîcheur nous tombèrent soudain dessus après les chaudes clartés du jour. Sous les hautes voûtes criaient des vols de corneilles et résonnaient les sabots de la jument. "Tu vois ces cavités" me dit ma mère "c'est là qu'habitaient les hommes préhistoriques".

Ensuite, j'ai voulu en savoir davantage. Mais, pour raconter l'histoire de la grotte du Mas d'Azil, il faut remonter plus haut encore que la préhistoire.

Le plissement pyrénéen de l’ère tertiaire a fait basculer les couches géologiques comme un mille-feuilles sur un plan incliné, puis une surface d'érosion les a sectionnées horizontalement par rapport à la terre, mais en biseau dans leur épaisseur, de sorte qu'affleurent du nord au sud des strates de plus en plus anciennes. Les collines de Sainte Croix à Pamiers sont de la molasse tertiaire, la chaîne du Plantaurel est une cordillère de calcaire crétacé. Au sud de Massat, les roches primaires et métamorphiques forment le massif granitique des hautes montagnes. Le Plantaurel provient d'une mer sédimentaire d'il y a quelques soixante dix millions d'années et, lorsque j'étais gamin, j'étais stupéfait de trouver à cinq cent mètres d'altitude des coquillages bien moulés et parfois même colorés, encore plus beaux que ceux des plages de l'Atlantique et dont mon grand-père faisait collection.

Du bloc calcaire des origines, il ne nous reste cependant que le socle, le haut ayant été arasé par l'érosion, si bien que la grotte du Mas d'Azil est curieusement chapeautée d'un synclinal perché, en forme de sombrero mexicain dont les bords se relèveraient. Or ce bloc, même tronqué, fut capable d'arrêter l'Arize qui coulait du Sérou et de la contenir dans un lac naturel sur son flanc sud-ouest. Comme le calcaire est aussi poreux que dur, les eaux s'y sont infiltrées, voici plusieurs millions d'années, et ont creusé l'immense tunnel de cinq cent mètres, pour se déverser, en résurgence, sur le flanc nord de la chaîne. Si la voûte était tombée dans ce chantier titanesque, on aurait une cluse, une gorge ou un canyon, comme plus au nord, vers Sabarat, mais l'épaisse croûte calcaire a mieux résisté ici qu'ailleurs.

Pendant la longue période glaciaire de Würm, entre 35.000 et 10.000 ans avant notre ère, le vaste abri naturel fut pour les chasseurs Cro Magnon un refuge idéal contre le froid et la neige, dans un climat proche de la toundra sibérienne. Quelques vestiges d'outils témoignent d'une occupation humaine dès la période aurignacienne (- 30.000).

A cette époque commence le grand art pariétal, la grotte Cosquer dans les Calanques de Cassis étant la plus ancienne décorée de France et semble-t-il même du monde, vers -25.000. Mais c'est beaucoup plus tard que l'Ariège se hisse aux sommets esthétiques, avec les fameuses grottes de Niaux, des Trois-Frères, du Portel, de la Vache, du Tuc d'Audoubert et du Mas d'Azil, à l'époque dite magdalénienne, vers -10.000. Cette liste n'est d'ailleurs pas exhaustive, mes cousins ayant découvert sur le Plantaurel un autre site décoré, modeste il est vrai, que les préhistoriens ont résolu de garder secret pour les savants de l'avenir (donc, je ne vous ai rien dit).

En images peintes, le site du Mas d'Azil n'est pas le plus riche, juste quelques représentations de bovidés, carnassiers et poissons, qu'on ne montre même pas aux visiteurs à cause de l'étroitesse des cavités. Mais ses sculptures sont célèbres : le cheval hennissant et les propulseurs d'os ornés de cervidés, sur lesquels le Musée National de Saint Germain en Laye a fait main basse, mais dont on voit quand même de belles copies au Musée du Mas d'Azil, consacré à la préhistoire.

Pas plus qu'ailleurs dans la zone pyrénéenne et cantabrique, on n'a retrouvé de sépulture humaine, alors que le Périgord et le Quercy en dénombrent plusieurs. Faut-il croire qu'à 300 kilomètres de distance, les modes d'inhumation différaient tant ? On ne sait donc pas quels étaient les Ariégeois de cette haute époque, des Cro Magnon bien sûr, mais leur stature et leur couleur de peau nous échappent.

Quand prit fin l'ère glaciaire vers - 9.000, les glaciers des Pyrénées fondirent en quelques siècles, les forêts de hêtres couvrirent l'Ariège, les mammouths et bisons refluèrent vers le nord et l'art pariétal disparut soudain. On ne sait si la même population resta sur place. Or, ce fut la plus grande époque pour la grotte, qui donna son nom à toute l'ère "azilienne", de
- 9.000 à - 6.000. Les chasseurs-cueilleurs de ce temps y ont laissé des tas de coquilles d'escargots, dont à n'en pas douter ils faisaient leurs délices, et surtout les preuves d'une avancée technologique formidable, comme on dit aujourd'hui. La miniaturisation progressive des outils et des armes y est tellement remarquable, avec des pointes de flèches pas plus grandes que des ongles, que les spécialistes la dénomment "l'azilianisation". On a aussi retrouvé dans les sables de l'Arize quelques centaines de galets peints avec des symboles, indéchiffrés à ce jour, qui passent pour la plus ancienne forme d'écriture dans le monde entier. Les services de recherche d'Electricité de France envisagent de s'intéresser à ce mystère de la préhistoire avec tous les moyens mathématiques de l'intelligence artificielle. Souhaitons-leur plein succès.

Puis vint du Moyen-Orient l'agriculture céréalière, qui occupa de préférence les plateaux calcaires, plus faciles à travailler à la houe ou avec l'araire que les glaises alluviales des vallées. Entre - 4.000 et - 2.000, la civilisation dite "mégalithique", celle des alignements de Carnac, mit en valeur les surfaces d'érosion qui tronquent le Plantaurel et nous y a laissé quelques dolmens, dont celui du Cap del Pouech est le plus grand. Mais les pluies eurent bientôt fait de décaper la mince couche d'humus sur les plateaux, où ne poussent plus guère aujourd'hui que des cailloux.

Après quoi, les chaînes du Plantaurel restèrent si peu propices à l'agriculture, sauf peut-être aux moutons et à l'exploitation forestière, qu'il subsista seulement quelques clairières culturales pour trouer çà et là l'immense forêt. Rares furent les implantations gallo-romaines, dont l'une justement sur le toit de la grotte. C'est donc dans ce site boisé et retiré que s'installa, en 807, l'abbaye bénédictine qui lui a laissé son nom de manse ou mas d'asile, hameau de refuge, mal orthographié avec un "z" par les cartographes de Louis XIV. A moins d'un kilomètre du lieu saint, l'orée de la grotte, jaillissante d'eau vive et de vent frais, paraissait-elle aux bons moines quelque source sacrée ou quelque bouche d'où "soufflait" l'esprit ?

Les rives de l'Arize furent défrichées par les charrues, mais les croûtes calcaires limitant l'extension des champs et des prairies, l'essor démographique n'était possible qu'avec l'artisanat d'exportation. Au fil du torrent tombant de la grotte s'installèrent des moulins, et le bourg du Mas d’Azil s'industrialisa en rassemblant des forges catalanes, des cardeurs de laine, des drapiers, des fabricants d'articles en os, des menuisiers, des verriers....

Or, la réforme religieuse du 16ème siècle trouvait son public dans les milieux artisanaux, alors que le catholicisme restait plus attaché à la rente foncière, comme nous l'indiquent les historiens Michel Chaunu politique aux protestants. Non loin de la grotte - ô la puissance du mythe ! - on voit sous les chênes et dans une sorte d'aven, le rocher de forme élancée qu'on appelle "la chaire de Calvin". On peut douter que le prédicateur de Noyon soit jamais venu en Ariège, mais le site est typiquement celui d'une "Assemblée du désert".

Erigé en place forte protestante après la destruction de l'abbaye, le Mas d'Azil soutint victorieusement le siège mis sur les crêtes du Plantaurel par le maréchal de Thémines en 1625 ; et ce fut l'ultime succès militaire du parti huguenot contre l'armée catholique et royale. La grotte avait été fortifiée elle aussi, et ses cavités aménagées en arsenaux ou en poudrières, si bien qu'après la paix d'Alès, le Cardinal de Richelieu ordonna qu'on en fit miner et sauter l'intérieur. Quels vestiges préhistoriques furent ainsi anéantis, jamais nous ne le saurons !

Les gens du 17ème siècle ne s'en doutaient pas non plus. Pour eux, la préhistoire ne pouvait pas exister, les mémorialistes de la Bible ayant commencé d'écrire l'histoire dès la création d'Adam et Eve, 6 000 ans avant le présent, estimaient-ils. Il a fallu Lamarck et Lyell pour donner un peu plus de temps à l'évolution et Boucher de Perthes pour imaginer vers 1850 l'âge de la pierre.

En 1879 seulement, Piette entreprit les fouilles archéologiques dans la grotte, suivi de l'abbé Breuil. Elles furent parachevées par les époux Mandement, qui m'ont fait, pour la première fois, visiter les cavités vers 1950, et dont je garde le souvenir d'un couple austère et passionné.

Les produits des fouilles sont exposés dans deux musées aziliens de la préhistoire. L'un, dans les cavités de la grotte, montre les ossements des animaux fossiles qu'on y a retrouvés. L'autre, installé dans un bâtiment du 18ème siècle sur la grande place, présente les pièces majeures de la collection Pequart, notamment le Protome de cheval et le Faon aux oiseaux, deux splendides sculptures magdaléniennes en bois de cerf, ainsi que les copies des plus belles pièces de la collection Piette, déposées au musée des Antiquités nationales à Saint Germain en Laye. Ajoutons que la préhistoire azilienne et ariégeoise en général est très fortement représentée dans ce musée parisien, dont elle est l'un des plus beaux fleurons.

Aujourd'hui, la municipalité du Mas d'Azil voit l'avenir avec le tourisme et caresse le projet de reconstituer le lac de l'Arize, pour installer des camps de toile et de caravanes à ses bords. Demain, visitera-t-on la grotte du Mas en pédalo ? Alors adieu à mes beaux souvenirs d'enfance !

Les cavernes de Niaux


Les cavernes de Niaux - Compte rendu du lecture :



Les cavernes de Niaux
Art préhistorique en Ariège
Par Jean Clottes
Aux éditions du Seuil


Michel Bégon – décembre 1995


Aujourd'hui conservateur général du Patrimoine au ministère des Affaires culturelles, M. Jean Clottes fut longtemps professeur à Foix et membre du spéléo-club de l'Ariège et de l'Aude. La passion des cavités souterraines ne l'a pas quitté, puisqu'il édite de pertinentes monographies sur les grottes préhistoriques, d'abord la grotte Cosquer, puis les cavernes de Niaux, en attendant la grotte Chauvet dans l'Ardèche.

C'est de son ouvrage sur Niaux qu'il s'agit ici, une étude magnifiquement illustrée de 160 pages sur la topographie, l'histoire et l'art pariétal des célèbres galeries du Vicdessos, en même temps qu'un aperçu des autres sites préhistoriques de l'Ariège. Disons tout de suite que cette monographie est d'une exceptionnelle pertinence scientifique ainsi que d'un intérêt constamment soutenu. Il faut ajouter qu'elle est de première main, M. Clottes ayant exploré ou visité plusieurs centaines de fois les cavernes de Niaux, autrefois comme spéléologue et sportif, indifférent à la préhistoire, plus tard comme préhistorien, converti à l'archéologie souterraine. On ne peut commenter un tel ouvrage qu'en le trahissant un peu, voire beaucoup; c'est pourquoi on ne veut ici qu'inciter à le découvrir intégralement, en piquant l'intérêt pour ce sujet grandiose.


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L'histoire des cavernes de Niaux est exemplaire à plus d'un titre, parce que d'abord elle servit et sert encore d'exemple majeur aux théories qui se sont succédé pour interpréter l'art paléolithique, parce qu'ensuite elle fut et demeure le contre-exemple de toutes les erreurs qu'on a faites et qu'il faut désormais éviter, si l'on entend préserver les vestiges d'un si lointain passé.

Pendant quelques millions d'années, les torrents de l'Ariège et du Vicdessos s'infiltrèrent dans le massif calcaire qui les sépare encore aujourd'hui, pour y creuser l'un des plus vastes réseaux souterrains du monde, reliant notamment les cavernes de Niaux à celle de Lombrives. Puis, le niveau des cours d'eau s'abaissant par l'érosion, ces cavités s'asséchèrent. Vers la fin de la période glaciaire de Würm, environ 10.000 ans avant notre ère, c'est à dire au terme de la période dite magdalénienne (d'après la grotte de la Madeleine en Dordogne) et juste avant la phase dite azilienne (d'après la grotte du Mas d'Azil), quelques individus revêtirent les parois de peintures ou de signes et le sol argileux de gravures, la plupart d'un bel effet esthétique. Les datations qu'on en a faites par l'examen d'échantillons carbonés montrent que cette décoration s'étendit sur un millier d'années. Il s'agit surtout de bisons, d'aurochs, de chevaux, de bouquetins, de poissons et de mustelidés, sans aucune représentation humaine.

Les Magdaléniens ont exploré quasiment tout le réseau de Niaux, jusqu'aux boyaux les plus difficiles d'accès, en y laissant partout des traces peintes. On estime même qu'ils y battirent le record mondial d'exploration souterraine pour les temps préhistoriques, en s'aventurant jusqu'à 2.000 mètres de l'entrée et en franchissant plusieurs lacs souterrains. La raison d'une telle hardiesse est qu'ils disposaient de lampes à huile, plus maniables et plus fiables que les torches de résineux. Peut-être aussi étaient-ils mieux accoutumés que leurs successeurs à la fraîcheur des températures, puisque contemporains de la dernière glaciation et habitants de steppes quasi-boréales. Si les peintures les plus belles et les plus nombreuses ornent le Salon Noir, on en trouve d'autres, qu'on ne visite pas, jusque dans le réseau Clastres, dont l'entrée se faisait peut-être à l'époque par la Petite Caougno.

Après la fin de l'ère glaciaire, vers 9.000 avant notre ère, la forêt de feuillus a remplacé la toundra sur le piémont pyrénéen et chassé les troupeaux migrants de bisons ou d'aurochs beaucoup plus au nord. La fréquentation de Niaux cessa presque, sauf pour de rares incursions d'Aziliens ou de néolithiques, dont on a retrouvé quelques traces. Il semble que les cavités aient été visitées à trois reprises au moins en dix millénaires, vers 7.000, 5.000 et 2.500 ans avant notre ère, en particulier par un couple avec trois enfants. Comment le sait-on ? Ces gens se servaient de torches en bois de pin, dont les débris ont pu être retrouvés au sol et les traces de suie sur les parois, permettant leur datation exacte. Ils n'ont laissé aucune image peinte, mais des traces de pas dans la glaise, qui font de Niaux la caverne la plus riche du monde en empreintes préhistoriques. On y suit au sol les ébats de trois enfants pieds nus. On y a aussi retrouvé la plus ancienne empreinte de chaussure qui soit.

Après quoi, les civilisations gauloise, gallo-romaine ou médiévale n'apparaissent plus à Niaux. Faut-il croire que les couches d'humus successives en aient obstrué l'entrée ? Faut-il plutôt imputer cette réserve à la crainte superstitieuse d'entrer aux Enfers et de se retrouver nez-à-nez avec le Diable ? Le fait est que les visites des cavernes reprirent surtout au 17ème siècle, à l'époque du cartésianisme et juste après que la Justice royale ait interdit les procès en sorcellerie. On déchiffre des graffitis du règne de Louis XIV, notamment la signature d'un Ruben de la Vialle, datée de 1660. La curiosité s'enhardissant peu à peu, on eut même une multiplication sauvage de barbouillages.

La grande époque du tourisme pyrénéen et de la mode des eaux fut la plus ravageuse. La station thermale d'Ussat-les-Bains eut son maximum dans la seconde moitié du 19ème siècle. Aux curistes qui s'ennuyaient, on proposait l'excursion des grottes. C'est alors que le piétinement de milliers de visiteurs fit disparaître les couches de vestiges magdaléniens ainsi que d'éventuelles gravures au sol dans les principales galeries d'accès. C'est alors aussi qu'on cassa systématiquement stalactites et stalagmites pour les vendre à cette clientèle comme des souvenirs d'Ariège. Aussi bien les galeries ouvertes au public sont-elle aujourd'hui presque totalement dénudées de ces concrétions, alors que d'autres galeries, plus difficiles d'accès, gardent leur magnifique parure de voiles, de broderies et d'aiguilles calcaires. Jean Clottes en conclut qu'il faut désormais interdire au public l'accès des cavités préhistoriques; il était bien placé pour faire murer, à peine découverte, la grotte Chauvet, en tirant la leçon de Niaux.

Ces premiers visiteurs ont aperçu les peintures magdaléniennes, mais ils ne les ont pas considérées, moins encore admirées, tant il est vrai qu'on ne distingue jamais que ce que l'on s'attend à voir. Rappelons qu'au 19ème siècle encore, les idées évolutionnistes de Lyell et Darwin restaient suspectes et qu'on n'imaginait pas l'homme descendre du singe. On croyait que l'émigration humaine hors de l'Eden avait tout au plus six mille ans d'ancienneté; on mettait l'Egypte pharaonique aux débuts de l'histoire et ne faisait aucune place à la préhistoire. Un érudit ariégeois, le Dr Félix Garrigou, nota sur ses carnets en 1861 : "Il y a des dessins sur la paroi ; qu'est-ce que cela peut bien être ?". Les visiteurs du 19ème siècle restaient donc perplexes devant les peintures pariétales, au point de s'amuser soit à les effacer, soit à les imiter ou à les compléter. Les préhistoriens se sont attachés à faire disparaître ces pastiches récents, dont seulement quelques photographies nous conservent l'image quelque peu grotesque, indigne des chefs d'oeuvre authentiques.

La gloire de Niaux supposait une révolution intellectuelle.


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Au début du siècle, Niaux fut au coeur du débat scientifique sur l'interprétation de l'art pariétal. Dès le Second Empire, Boucher de Perthes avait accrédité l'existence d'hommes primitifs avant le Déluge Universel. Mais on voyait ces primitifs comme des êtres brutaux, ignares et hirsutes, bien incapables de goûts artistiques. On postulait une hominisation progressive. La génétique nous enseigne à présent que l'homo sapiens est identique à lui-même depuis cent mille ans, avec déjà le même quotient intellectuel. Quand on découvrit en divers sites des peintures analogues à celles d'Altamira en Espagne, la controverse fut au maximum : s'agissait-il de supercheries récentes, s'inspirant des bisons d'Amérique ? Sinon, où et quand les auteurs avaient-ils pu voir ces bêtes, disparues d'Europe occidentale avant même les Gaulois ? Le préhistorien Emile Cartailhac marqua d'abord son scepticisme, puis en 1902 changea de position et reconnut son erreur. Oui, ces peintures et gravures étaient antédiluviennes ! Ce revirement célèbre marquait le basculement de l'opinion scientifique, qui reconnaissait désormais la réalité d'une civilisation paléolithique. Une fois les yeux dessillés par la science officielle, le commandant Molard et ses fils, qui résidaient à Sabart, remarquèrent les dessins de Niaux et firent alerter Emile Cartailhac, lequel authentifia le Salon Noir dès 1906. En souvenir de cet événement, le nom de Cartailhac a été donné à l'une des galeries les plus profondes. Dès lors, les chercheurs affluèrent, l'abbé Breuil, les frères Begouën, les époux Mandement, Leroy-Gourhan, etc; les découvertes de vestiges préhistoriques se multiplièrent; les spéléologues achevèrent, dans les années 1950-1960, de reconnaître l'unité du réseau souterrain.

La visite du Salon Noir, où sont 80% des figures, devint un "must" pour le public cultivé. Ce n'était pas une expédition facile ! Je me rappelle ma première visite de Niaux en 1953. Il fallait prévenir l'unique guide et gardien, M. René Clastres, et prendre rendez-vous avec lui. Du village de Niaux, on montait à la grotte par un étroit sentier; sous le vaste porche, on se répartissait les lampes à acétylène dont l'odeur douceâtre excitait l'émotion; on se faufilait par un incommode boyau, aujourd'hui abandonné; on cheminait en file, les porteurs de lampe répartis par intervalle; on frissonnait de la fraîcheur et on pataugeait dans les gours boueux; des chauve-souris planaient au ras des cheveux, pour faire soupirer les citadins; le goutte à goutte tombé de la voûte humide faisait des "flocs" qui semblaient, dans le silence, d'inquiétantes détonations; enfin M. Clastres s'arrêtait et levait sa lampe, pour qu'apparaissent, ici et là, des points rouges, un signe claviforme ou tout un bestiaire de chefs d'oeuvre. Ce guide si méritant a, lui aussi, donné son nom à la galerie la plus récemment découverte.

Aujourd'hui, l'engouement est tel que la grotte s'ouvre seulement à quelques privilégiés, mais dans des conditions d'aménagement plus confortables. Le Salon Noir a été reproduit au Centre d'Art préhistorique de Tarascon-sur-Ariège.


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Tout n'est pourtant pas tranché, il reste à interpréter les signes et les dessins de Niaux, ce qui n'est pas une mince question scientifique et, de fait, déchaîne une vaste controverse.

D'une idéologie, on est passé à une autre. Jadis, on croyait qu'avant l'écriture, il n'y avait pas d'histoire, mais seulement une ère antédiluvienne, peuplée de bêtise et de cruautés. Aujourd'hui qu'on reconnaît même aux primates la faculté du comportement symbolique, le structuralisme fait regarder tout ensemble de signes comme un système clos, abstrait, intemporel et auto-signifiant. La plupart des historiens considèrent donc la grotte de Niaux et surtout son Salon Noir comme un Sanctuaire où les Magdaléniens nous auraient laissé un message ésotérique, qu'il nous appartiendrait de décrypter. Même sans extraterrestres, Niaux devient un OVNI (objet visuel non identifié), porteur d'une révélation mystérieuse.

M. Jean Clottes passe en revue, avec une déférence quelque peu moqueuse, les interprétations successives qui ont fait autorité tour à tour, mais toujours provisoirement.

Au début du siècle, l'abbé Breuil imagina que les peintures étaient des actes votifs, sur le modèle religieux. Les chasseurs magdaléniens auraient représenté, sur les parois des cavernes, les actions de chasse dont ils souhaitaient l'heureuse issue. Aussi bien les signes barbelés, fichés dans les flancs des bêtes peintes, lui paraissaient-ils figurer les flèches dardant le gibier. Seulement, les Magdaléniens consommaient peu le bison ou le cheval et leur préféraient le bouquetin, qu'ils peignirent rarement. N'aurions-nous pas les mêmes pulsions gustatives pour les caprins et les mêmes admirations pour les grosses bêtes ? L'explication propitiatoire, quoi qu'elle s'imposât longtemps, ne tenait pas.

Leroy-Gourhan proposa une interprétation structuraliste, en s'appuyant beaucoup sur le cas de Niaux. Chaque grotte ornée aurait formé un système clos et structuré de symboles, signifiant une croyance ou une dévotion. Dans ce cadre, le couple du bison et du cheval lui paraissait représenter l'opposition des sexes féminin et masculin. Quoiqu'elle fût gratuite, cette théorie reflétait la mode intellectuelle des années 1960-1970, ce qui fit son succès. Or, la datation scientifique des peintures par la méthode du carbone 14 révéla qu'elles n'étaient pas contemporaines et que la décoration du Salon Noir de Niaux s'étalait sur mille ans. Difficile, dans ces conditions, d'imaginer une conception globale chez l'artiste magdalénien !

Jean Clottes fait quelques observations, qui sont de nature à ramener au réel. Les figures peintes ou gravées n'ont pas la stylisation des symboles, mais sont au contraire d'un saisissant réalisme. A leur vue, les zoologues et les chasseurs indiens d'Amérique reconnaissent non seulement l'âge et le sexe de l'animal représenté, mais aussi les raisons et l'intention de son attitude. De plus, la perspective y est suggérée par la figuration fine des détails sur la face tournée vers le spectateur et leur omission sur l'autre côté de l'animal. Ce qui tendrait à prouver qu'il ne s'agit ni d'actes religieux, ni de signes abstraits, mais bien d'oeuvres d'art pour la contemplation esthétique. Ainsi le Salon Noir ne serait pas un Sanctuaire, qu'on puisse rapprocher de nos églises romanes, dont les fresques ont, en effet, le double caractère votif et symbolique.

Or, l'examen des moeurs chez les populations primitives atteste que la détention d'images peintes ou sculptées fut et reste partout un attribut essentiel du pouvoir politique ou magique, dont elle manifeste la capacité surnaturelle de communiquer avec l'au-delà, où règnent le Beau et le Bien. Superstitieuse ou non, cette vieille pratique est parvenue jusqu'à nous. Au XXème siècle encore, le Pouvoir touche à l'imaginaire, s'affirme par l'imagerie et s'abolit par la destruction de ses images : des exemples récents sont dans toutes les mémoires. Sans aller jusqu'à rapprocher les grottes de Niaux de la Caverne de Platon, on peut conjecturer que les chefs ou les chamanes magdaléniens auraient légitimé leur pouvoir par la disposition de salles peintes, où ils réunissaient solennellement leurs fidèles pour frapper leur imagination. De toutes les explications, celle-ci est la plus plausible, parce qu'elle s'accorde avec les faits et ne succombe pas à l'anachronisme.


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La leçon qu'on tire finalement du bel ouvrage de Jean Clottes est une leçon de science et d'humanisme. De science, parce que seule l'étude méthodique et technique des vestiges de Niaux a pu dissiper les fantasmes et parvenir à des conclusions rationnelles. Mais d'humanisme aussi, parce qu'elle nous montre les hommes et les femmes de l'époque magdalénienne beaucoup plus semblables à nous que nous ne le pensions, c'est à dire curieux, gourmands, ingénieux, sportifs et esthètes.

La splendeur des Vascons


La splendeur des Vascons
Michel Bégon avril 2003


La représentation que l’Europe aime à se donner de son histoire est apaisante, certes épique, mais probablement fausse. On nous raconte que les Gaulois peuplèrent la Gaule et la Belgique au 6ème siècle avant Jésus Christ, n’y rencontrant que des sauvages indignes d’intérêt, et y développèrent une brillante civilisation ; puis qu’ils furent soumis par les Romains, dont la langue latine supplanta les parlers celtiques ; que les deux peuples celte et romain fusionnèrent amoureusement en embrassant ensemble le christianisme, prêché par Saint Denis dès 250 ; qu’au 5ème siècle pourtant affluèrent les envahisseurs germains, lesquels donnèrent leur nom à la France (Francorum regnum : royaume des Francs), mais qu’ils se convertirent bientôt à la religion ainsi qu’à la langue des gallo-romains ; qu’enfin, de ces trois peuplements, celte, romain et germanique, serait née la France actuelle. Et si ce n’était là qu’une pieuse légende ?

Depuis quelques années, les techniques d’observation de la génétique des populations ont beaucoup progressé, en prenant pour marqueurs quelques mutations caractéristiques des gènes humains, en examinant la diffusion démographique des génomes signalés par ces marqueurs et en suivant leur progression ou, au contraire, leur régression dans l’espace et le temps, grâce à l’analyse biologique des populations autochtones. On sait maintenant identifier des groupes ethniques par leurs marqueurs génétiques et repérer leurs déplacements géographiques, même anciens, d’après le génome de leurs descendants restés sur place.

Or, cette génétique des populations a donné une découverte majeure et qu’on n’attendait pas, c’est que l’aire de diffusion d’un génotype donné recouvre sensiblement l’aire de diffusion de telle langue parlée. Au même lieu et dans le même temps, il y a coïncidence d’un groupe ethnique avec un groupe linguistique, et donc il y a eu résistance de chaque groupe de population envers les invasions étrangères, de sorte que les mélanges ethniques furent moins généralisés qu’on ne le croyait jusqu’alors. Au génotype et à la langue, ne pourrait-on ajouter la spécificité des coutumes et le particularisme des religions ?

De toute manière, nous avons ainsi acquis un puissant moyen d’observation objective du passé lointain, qui nous autorise à faire remonter l’histoire jusqu’à 50 000 ans avant l’ère chrétienne, même en l’absence d’archives.

Ô surprise, la légende d’une Europe gallo-romaine et germanique s’en voit effritée. Et les anciennes supputations sur le passé historique des Vascons s’en trouvent non seulement confirmées, mais élargies et précisées.


1. La tradition orale ou écrite

Sans doute savait-on, d’après l’aveu même de auteurs latins, que la colonisation gallo-romaine n’avait guère pénétré au sud de la Garonne ni, plus généralement, dans les Pyrénées, à l’exception glorieuse de Lugdunum Convenarum (Saint Bertrand de Comminges), d’Eauze (chef-lieu des Elusates et de la Novempopulanie) ou de Lugdunum Consoranum (Saint Lizier). L’étymologie celtique de l’expression « Lugdunum », c’est à dire forteresse (« dunum »), dédiée au dieu « Lug » (le dieu de la force armée), ferait d’ailleurs croire qu’il s’agissait de places fortes en terre hostile.

Car un peuple très antérieur aux Gaulois leur avait opposé la plus opiniâtre résistance. Les auteurs latins le nommaient le peuple des « Vascones », ainsi Salluste, César, Pline ou Juvénal ; et Paulin de Nole en 430 qualifiait les Pyrénées de « Vasconis saltus », c’est à dire de massif montagnard des Vascons. Ce peuple vascon s’est ensuite partagé entre les Gascons, qui adoptèrent des parlers romans, et les basques, dont la langue antique persiste à ce jour.

A la différence des Celtes, des Romains, des Germains et même des Normands, il s’agissait d’un peuple n’appartenant pas à la civilisation indo-européenne et dont, par cette originalité même, la langue, les coutumes, les traditions religieuses paraissaient aux anciens comme aux modernes particulièrement étranges. Déjà, le géographe grec Strabon se plaisait à rapporter que le peuple vascon passait chaque nuit de la pleine lune à danser en l’honneur de son dieu local. Voltaire lui fit écho : « le pays basque est ce petit peuple qui danse dans les Pyrénées »! De fait, la danse cérémonielle des Basques est l’Aurresku, qui accompagne les solennités et notamment la plantation de l’arbre sacré. Mais bien d’autres traditions basques continuent à nous surprendre : la pelote basque, les pyramides humaines, le béret basque, le tambour basque, etc. , outre la langue elle-même, « l’Euskara ». A la différence de la France féodale, il semble même que les Basques n’aient jamais honoré la noblesse ni subi le servage, mais conservé leurs assemblées démocratiques et leurs coutumes écrites, dénommées en espagnol les « fueros ».

Sitôt les Romains vaincus, au 6ème siècle, la province de Novempopulanie (c’est à dire la région des neuf peuples) reprit le nom de Vasconia, d’où nous vient la dénomination de Gascogne.

Au 9ème siècle de notre ère, toute la Gascogne, y compris les Comminges et le comté de Foix, donc toute l’actuelle Ariège, parlait le vascon, ancêtre du basque moderne. Cependant cette langue restait orale, puisque le latin était la langue écrite de l’Europe occidentale ; elle se partageait entre de multiples dialectes, propres chacun à telle ou telle vallée des Pyrénées ; le premier livre édité en langue basque ne fut pas antérieur à 1545 ; et c’est seulement au 20ème siècle que les linguistes sont parvenus à unifier et codifier l’Euskara. Sans doute, ce retard à constituer une langue de culture écrite causa-t-il le recul progressif du basque devant les langues d’oc et d’oil, dérivées du latin.

Ces Vascons du moyen-âge étaient-ils seulement chrétiens ? Rien n’est moins sûr, puisque la Chanson de Roland, composée au 11ème siècle en Normandie, leur impute le massacre d’une ou plusieurs armées de Charlemagne et les confond avec les Musulmans. Et parce qu’aussi, durant tout le moyen-âge, les pèlerins de Saint Jacques de Compostelle avaient la terreur de traverser le pays basque, entre Mont de Marsan et Bilbao, et lui préféraient comme plus sûr le chemin de contournement par Burgos et Astorga. Eussent-ils été chrétiens, les Basques ne se seraient pas opposés à la chrétienté toute entière ! Aussi bien le concile de Latran en 1179 excommunia-t-il le peuple basque tout entier au motif qu’il agressait les pèlerins de Saint Jacques. D’ailleurs, il n’y eu pas d’abbaye célèbre au pays basque.

De fait, la conversion des Basques contemporains à la foi chrétienne paraît récente et équivoque. Leur fidélité aux rituels ancestraux, dont le culte des arbres, reste patente. Le roi des Asturies prêtait serment sous le chêne sacré de Guernica en Biscaye. En 1512, Isabelle la Catholique et Ferdinand d’Aragon durent prêter serment, devant ce même chêne de Guernica, de respecter les « fueros » basques. La Semaine Sainte n’a pas ici le même lustre qu’en Espagne et la fête la plus fameuse de Pampelune est « l’encierro », le lâcher de taureaux dans la ville. La ville de Saint Sébastien en Guipúzcoa a même pris le nom de Donostia, par infidélité à l’officier romain martyrisé sous Doclétien. Symboliquement, la « brèche de Roland », qui entaille le cirque de Gavarnie, pourrait bien être un signal d’infamie envers ces Pyrénées rebelles au Christ !

Il est vrai qu’aux temps modernes, la pratique religieuse apparaît forte au pays basque. Mais c’est que les autorités administratives, judiciaires et universitaires de France comme d’Espagne prohibaient l’usage de la langue basque et que seul le clergé catholique local défendit cette langue en l’utilisant pour le catéchisme et la liturgie. De cette double appartenance à l’Eglise et à l’Euzkadie vient l’expression : « eskualdun fededun », basque et croyant. Au demeurant, les Basques considéraient les Espagnols comme de mauvais catholiques, signe au moins que leurs fois respectives différaient.

La volonté d’indépendance ethnique, linguistique, culturelle et religieuse des Gascons s’est manifestée par des faits célèbres et qui ne s’expliqueraient pas sans elle. Après l’échec des Gaulois, des Romains et des Germains, la conquête arabe de l’Espagne a, elle aussi, buté sur l’obstacle basque, lequel est toujours demeuré insoumis. Puis, la Croisade contre les Maures est partie des Pyrénées. En 1035, le roi de Navarre Sanche III le Grand se fit appeler « Rex Iberorum » (roi des Ibères) et les sept rois de Navarre, des 10ème et 11ème siècles, de Sanche I à Sanche VII, furent les promoteurs de la reconquête, jusqu’à ce que l’ordre bénédictin de Cluny les dépossédât de ce rôle moteur, peut être à cause de leur douteuse piété chrétienne.

Résistant à l’emprise très catholique des Bourguignons, la Gascogne s’est donnée aux Anglais, par le traité de Brétigny en 1360, puis a embrassé le protestantisme, à l’instigation des rois de Navarre de la maison d’Albret, mais sans conviction, puisque dès 1620 ce protestantisme pyrénéen a quasiment disparu, sauf l’exception de quelques îlots dans le comté de Foix.

Quoiqu’il fût dès 1512 annexé par la couronne espagnole, le pays basque n’a jamais cessé de lui opposer la plus farouche résistance. Les guerres carlistes du 19ème siècle mobilisèrent les Basques contre la monarchie constitutionnelle de Madrid. La République dut leur concéder l’autonomie. Puis, l’insurrection d’Oviedo en 1934 marqua les préludes de la guerre civile et la biscayenne Dolorès Ibarruri fut, sous le nom de la Pasionaria, l’âme de la résistance à la croisade franquiste.

Aujourd’hui, la guerre d’indépendance des Basques est un fait majeur de l’histoire contemporaine.


2. La confusion avec les Celtes

L’obstacle empirique à la reconnaissance du fait vascon fut d’abord l’interposition des Celtes ou des Gaulois entre la période néolithique et la colonisation romaine. Depuis le moyen-âge et jusqu’au 20ème siècle, les érudits attribuaient sans preuve les mégalithes aux Celtes et leur donnaient, pour faire plus vrai, des appellations celtiques (dolmens, caïrns, cromlechs, menhirs, etc.), non sans les rajeunir de plusieurs millénaires.

En réalité, les Gaulois n’ont vraiment dominé la Gaule intérieure qu’à partir du 6ème siècle avant notre ère et leur religion druidique n’a duré que du 3ème siècle avant au 1er siècle après Jésus Christ, alors même que les mégalithes dressés sur les côtes de l’Europe occidentale sont datés par l’archéologie du 6ème au 3ème millénaires avant JC.

La religion des druides gaulois était d’origine indo-européenne comme les religions grecque et romaine. Elle honorait le panthéon des divinités indo-européennes, dont Georges Dumézil fit la théorie, avec l’idéologie des trois fonctions. Elle pratiquait surtout les sacrifices humains et animaux ainsi que la divination.

Le rite de la cueillette du gui sur les chênes à l’automne n’est attesté que par un seul auteur : Pline l’Ancien (Histoire naturelle XIV, 95, 249), dont la fiabilité est le plus souvent sujette à caution. N’aurait-il pas confondu les cérémonies vasconnes et druidiques ?

De la religion vasconne, nous ne savons rien, puisque aucun auteur ancien n’en a fait part. Mais on peut supposer qu’elle était étrangère aux mythes indo-européens et s’apparentait peut être à la mythologie chinoise, sans panthéon notoire, d’avant le bouddhisme et le taoïsme. Son trait le plus saillant paraît être le culte des arbres, par ailleurs attesté en Lituanie jusqu’au 13ème siècle.

Encore fallait-il, pour rendre leur place aux Vascons dans l’histoire, tout une révolution scientifique, dont on dira quelques mots, sans se cacher qu’elle comporte malheureusement bien des lacunes.


3. La fin du mythe orientaliste

La théorie scientifique du phénomène vascon a été longtemps entravée par la croyance, répandue chez les préhistoriens, les historiens et les linguistes, que la civilisation européenne provenait d’orient et seulement d’orient : l’agriculture, la navigation, la métallurgie, la céramique, l’alphabet, l’écriture, la numération, la monnaie, la science, l’art, la Bible, etc. Cette croyance dans son absolutisme apparaît exagérée, sinon fausse. Actuellement elle reste ancrée chez les Italiens. Mais l’Anglais Colin Renfrew lui a prêté les mains, en alléguant que la civilisation fut introduite en Europe, avec l’agriculture, par l’immigration des peuples indo-européens, issus du Caucase et de Mésopotamie, dès le 5ème millénaire avant notre ère.

Cette thèse orientaliste impliquait a contrario deux prémisses, qui n’ont pas été vérifiées, d’abord que les peuplades d’Europe fussent, avant l’arrivée des Aryens, seulement des chasseurs-cueilleurs plus ou moins nomades et des barbares dépourvus de la moindre culture digne d’intérêt ; ensuite que l’apparition des Indo-européens fût assez précoce pour qu’ils aient été les auteurs de cette fameuse civilisation mégalithique, dont les plus anciens monuments sont datés, par la méthode du carbone 14, de 5 500 ans avant notre ère. Elle reprenait à son compte la tradition du mépris raciste que cultivaient les Romains pour les autochtones de l’ouest, au premier chef les Vascons, qu’ils jugeaient barbares parmi les barbares. On sait quel emploi fit le national-socialisme de la soi-disant suprématie aryenne ! Ironie de l’histoire, la fameuse swastika, alias la croix gammée, emblème hitlérien, est aussi bien un insigne vascon, qui figure sculptée dans le bois des armoires basques.

Or, cette thèse orientaliste s’est heurtée à trois obstacles dirimants, au moins, qui la réfutent : à savoir, primo, que les mégalithes apparaissent antérieurs à toute immigration indo-européenne venant d’Asie ; secundo, que certaines civilisations non indo-européennes d’Europe, notamment la minoenne et l’étrusque, étaient jadis assez avancées pour acculturer les Grecs ou les Romains, lesquels furent à leur égard les barbares venus de l’est ; tertio, qu’aucun indice archéologique ni sémantique n’atteste l’implantation d’un peuple indo-européen quelconque en Europe occidentale antérieurement à l’arrivée des Gaulois entre 1 000 et 600 avant notre ère.

Déjà en 1985, l’historien Fernand Braudel mettait ce mythe en cause, sans pour autant faire place encore aux Vascons :

« Dans l’ouest atlantique, le néolithique, quelle qu’en soit l’origine (peut être maritime), apparaît dans un contexte original, avec une poterie particulière, ni cardiale ni rubanée, et surtout une architecture de pierre extraordinaire, de type mégalithique, dont les monuments sont parvenus jusqu’à nous. Longtemps les préhistoriens se sont refusé à attribuer ces constructions grandioses à des « barbares » autochtones : elles ne pouvaient relever que de « vraies » civilisations et donc venir de l’orient. Sur la foi de quelques ressemblances (en particulier avec les tombes à rotonde de la Crête minoenne), ils ont imaginé un peuple de navigateurs expérimentés, issus de l’Egée, porteurs d’une « religion mégalithique » qu’ils auraient diffusée le long des côtes atlantiques, en commençant par l’Espagne, vers le milieu du 3ème millénaire. Et c’est aussi à cette époque tardive que nos ancêtres retardataires des rives atlantiques auraient enfin appris les leçons du Néolithique. Les datations au radiocarbone ont mis en l’air toutes ces hypothèses. Les plus anciens monuments mégalithiques connus sont bretons et portugais – non espagnols – et ils sont antérieurs à n’importe quelle architecture de pierre de la Méditerranée orientale, y compris l’Egypte. »

Fernand Braudel – L’identité de la France – opus cité, tome II, page 32

Puis, dans les années 1990, les linguistes anglo-saxons Sapir, Cavalli-Sforza et autres, ont disqualifié ce mythe orientaliste, lequel impliquerait un modèle diffusionniste, en lui préférant un modèle évolutionniste et concurrentiel du type darwinien. Il arguaient que plusieurs civilisations autonomes pouvaient évoluer en parallèle et s’échanger leurs innovations les plus avantageuses. Plusieurs découvertes sensationnelles sont venues étayer leur thèse révolutionnaire :

la reconnaissance d’un nouveau groupe linguistique sui generis, qu’on a baptisé « na-dene », d’après le nom d’une peuplade indigène d’Amérique du Nord, mais qui semble englober les Chinois et les Basques, selon les rapprochements étymologiques des diverses langues intéressées ;

l’identification de nombreux toponymes du territoire français, soit comme d’origine vasconne, soit comme celtiques, soit comme latins ou germaniques, soit encore comme normands, mais sans qu’apparaissent nulle part les traces sémantiques d’une population indo-européenne qui aurait colonisé notre territoire entre le 5ème millénaire et l’invasion gauloise du 1er millénaire ;

la continuité et la densité du peuplement néolithique qui pratiqua l’agriculture sur notre territoire et y érigea les monuments mégalithiques, dès le 6ème millénaire avant notre ère. On relève la plus forte densité de mégalithes, non seulement en Bretagne et dans le Rouergue, avec les fameuses statues – menhirs des monts de Lacaune, mais sur toute la façade atlantique, d’Andalousie au Jutland, sans que l’intérieur de la France soit très concerné. Cette densité monumentale n’est pas concevable sans une forte pression démographique ni sans la pratique de l’agriculture céréalière. On peut, en outre, supposer que les Vascons étaient déjà de hardis marins, qui colonisèrent toute la façade atlantique et y dressèrent de proche en proche leurs monuments caractéristiques ;

la détection d’un gradient génétique, dont le maximum affecte la population basque actuelle, et qui, en diminuant progressivement vers l’est et le sud, fait apparaître mineur l’afflux démographique des indo-européens à partir du moyen-orient. Il s’agit surtout du facteur rhésus négatif du sang, lequel est présent chez 25% de Basques, mais décroît statistiquement par cercles concentriques autour d’un épicentre qui serait Biarritz, pour n’atteindre plus que 16% en fréquence en Angleterre, à peine 5% en Asie de l’est et disparaître chez les populations indigènes d’Amérique ou d’Australie. C’est, au moins, la preuve biologique que le peuplement vascon a précédé tous les autres en Europe, ne s’est mélangé que progressivement et partiellement avec les populations indo-européennes et n’a pas cessé d’être le substrat génétique de l’Europe actuelle.


4. Le phénomène ethnique

D’ailleurs la morphologie des Pyrénéens diffère sensiblement de l’aspect physique des Gaulois ou de Romains. C’étaient et ce sont encore des gens de petite taille, au teint mat, au front haut, aux pommettes saillantes et aux yeux légèrement bridés, faisant penser aux Chinois du nord. D’après les photographies familiales, ma propre trisaïeule, ma bisaïeule ainsi que ma grand mère, quand elles furent âgées, ressemblaient à de vieilles chinoises. L’un de mes cousins portait à la naissance la fameuse tache mongolique et prend avec l’âge l’aspect d’un sage confucianiste.

Le peintre Pablo Picasso, catalan de naissance, s’est lui-même présenté comme le prototype de l’Ibère, variante méridionale du Vascon. De petite taille, il avait le teint mat, les pommettes saillantes et les yeux bridés. Il a d’ailleurs célébré la résistance basque au franquisme par sa grande toile de « Guernica », représentant le bombardement allemand de 1937 sur la ville sainte des Basques, dont les rituels païens s’ordonnent toujours autour du chêne tutélaire.

Dès le début du 20ème siècle, quelques linguistes ont prétendu que la langue la plus évidemment apparentée au basque était le han, le chinois. Ce sont des langues agglutinantes, pauvres en vocabulaire, où le ton parlé modifie le sens. Le parler han n’a d’ailleurs aucun rapport avec les autres langues d’Asie : il vient donc nécessairement de l’Europe. C’est semble-t-il Georges Dumézil, spécialiste des civilisations indo-européennes, qui le premier sentit la spécificité du groupe linguistique, qu’on nomme à présent le « dene-caucasien ». Or, la génétique vient corroborer cette conjecture !

Les recherches contemporaines montrent les étroites corrélations entre les particularités génétiques et les spécificités linguistiques, en ce sens que les sites géographiques de la plus forte fréquence de telle mutation génétique, peut être anodine, mais significative, coïncident avec les sites de la plus forte densité d’usage d’une langue correspondante, du moins avant les brassages migratoires de l’époque récente.

Ce constat empirique est général : l’extension territoriale de tel groupe sanguin recoupe celle de tel idiome mais sans qu’il y ait lien de cause à effet. Une pareille corrélation atteste, selon les prédictions de la théorie de l’information, que l’information génétique du génome et l’information sémiotique du parler obéissent aux mêmes lois statistiques d’évolution et de différenciation.

Or, cet important groupe de langues non indo-européennes, sensiblement apparentées, mais dispersées dans le monde entier, restait énigmatique après les rapprochements de Dumézil. Y figuraient les parlers des « na-dene » nord-américains, notamment les Navajos ou les Apaches, avec ceux des sino-tibétains, des Borouchos du Pakistan septentrional, des Iénisséiens, peuple de Sibérie, des Tchétchènes caucasiens et des Basques. Il s’agit toujours de langues flexionnelles, où les suffixes et les altérations de ton jouent un important rôle sémantique, mais dont la syntaxe reste pauvre. Or, la génétique leur a trouvé un apparentement par le génotype. Et d’ailleurs, la ressemblance physique des ethnies intéressées se marque par la hauteur du front, la proéminence des pommettes et le bridage des yeux.


5. L’épopée vasconne

Avec la connaissance que nous avons acquise de l’histoire climatique de la planète, il semble désormais possible d’avancer quelques hypothèses culturelles.

La vie sur Terre et spécifiquement la vie humaine sont liées au mutations génétiques, à la sélection naturelle et aux changements de climats. Né d’une mutation du génome, datable pense-t-on de 200 000 ans, l’homo sapiens sapiens aurait éliminé son concurrent, l’homme de Neandertal, voici quelque 36 000 ans. Survint alors la glaciation dite de Würm, qui sévit de 30 000 à 10 000 ans avant l’ère chrétienne, accumulant les glaces aux pôles et sur les massifs montagneux, faisant baisser le niveau des océans de cent mètres environ et acculant à l’exode les populations septentrionales.

On peut penser que le groupe ethnique et linguistique « dene-caucasien » se dispersa vers cette époque, soit dès 30 000 ans avant JC. Certains détachements gagnèrent l’Amérique ; d’autres envahirent la Chine du nord, en assimilant les premiers occupants ; d’autres encore gagnèrent le Caucase ; enfin quelques uns marchèrent jusqu’aux Pyrénées, que l’influence adoucissante de l’océan atlantique préservait des froids polaires. Dans cet isolat géographique, bordé au nord de la Loire par les glaciers et la toundra, les Vascons survécurent de chasse et de cueillettes, commencèrent peut être à domestiquer des troupeaux de rennes et surtout développèrent une culture qui fait encore notre admiration.

Car l’art pariétal le plus précoce et le plus esthétique du monde leur semble dû. En effet, la décoration des grottes Chauvet et Cosquer date de l’aurignacien, 30 000 avant notre ère, et s’avère contemporaine des débuts de la glaciation de Würm, qui chassa les « dene » de Sibérie. Cet art somptueux se poursuivit jusqu’au terme de l’ère glaciaire, vers 10 000 avant JC, dans les célèbres grottes de Lascaux, Niaux, les Trois-Frères, Enlène ou Altamira. Après quoi, les Vascons inventèrent de nouveaux styles d’art, tels que les galets peints du Mas d’Azil (Ariège).

Cependant, le recul du front glaciaire permit aux Vascons de coloniser l’Europe occidentale et peut être même l’Afrique du nord à partir du réduit pyrénéen, entre 10 000 et 3 000 ans avant notre ère. Aussi bien le génotype basque, les mégalithes vascons et les toponymes basques se retrouvent-ils sur toute la façade maritime de l’Europe occidentale, jusqu’en Scandinavie. Faussement attribués aux Celtes, les allées couvertes, les alignements de Carnac ou le cercle sacré de Stonehenge seraient en réalité vascons. Le Rhône semble avoir séparé les civilisations vasconne et ligure, puisque les mégalithes sont inconnus à l’est du fleuve.

C’est seulement entre - 3 000 et - 500 qu’affluèrent peu à peu du Moyen-Orient les peuples indo-européens, vivant d’agriculture, pratiquant la métallurgie, révérant un panthéon uniforme, mais sans que leur génome caractéristique excédât jamais en Europe la proportion de 25%. Autrement dit il s’agissait d’un petit nombre d’émigrants, qui se logèrent pas à pas dans les espaces laissés vacants par les Vascons. Les fouilles archéologiques attestent que les villages de la période néolithique ont subsisté au même lieu jusqu’au moyen-âge et parfois jusqu’à nos jours dans la continuité de leurs traditions et de leurs cimetières. Il n’y eut pas de rupture sanglante. La civilisation indo-européenne ne s’est imposée lentement qu’au bénéfice de l’écriture et de la comptabilité, importées du Moyen-Orient.

Refoulée peu à peu par les langues, les coutumes et les religions romaines, la civilisation vasconne se ramenait, vers le 1er siècle de notre ère, au grand sud-ouest, puis, vers le 10ème siècle, à la Gascogne, enfin, au 21ème siècle, aux seuls pays basques des Pyrénées.


6. Rémanences linguistiques

Les historiens anglo-saxons supposent maintenant que les populations d’Europe occidentale parlèrent toutes le vascon jusqu’à l’invasion celtique, laquelle n’eut lieu en Gaule qu’à partir de l’an mille avant notre ère. Cette langue s’écrivait, mais avec un alphabet particulier, qui s’est perdu. On a trouvé entre Béziers et Murcie des inscriptions ibères, de plus d’un millier de mots, qu’on ne sait malheureusement pas déchiffrer, puisque la langue vasconne n’est pas indo-européenne.

Le parler basque a sensiblement influencé le parler castillan, qui a donné l’espagnol. Pour désigner le côté gauche, les espagnols n’utilisent plus le latin « siniestro », mais le mot basque « izquierdo », signifiant moitié de main. Ils prononcent le « f » latin comme le « h » basque, ce qui donne « hablar » plutôt que « parlar » ou « hacer » plutôt que « facer » ou encore « hijo » et non « filio ».

Bon nombre de toponymes en France comme en Espagne sont d’étymologie basque. Ainsi l’expression basque « ilimberri », signifiant ville neuve, a donné Auch (Elimberrum) ou Elne (Iliberris). Le mot basque « aran », vallée, se retrouve dans le pléonasme du « Val d’Aran », ayant le sens de « val du val ». Cette région a gardé d’ailleurs le gascon comme langue officielle. Beaucoup de noms de cours d’eau semblent d’origine vasconne, par exemple la Garonne. Toutes les toponymies de l’actuel département de l’Ariège seraient à réexaminer dans ce sens.

La racine « ibar » signifie rivière en basque. Le nom de l’Ebre semble en provenir. Et le surprenant saint Ybars, qu’on retrouve en maints lieux et notamment en Ariège dans la vallée de la Lèze, pourrait bien n’être que l’avatar d’un ancien génie de la rivière.

Prenons le cas du Mas d’Azil. Le mot d’oc « mas » provient du latin « mansio », lieu de séjour. Mais Azil ? On voudrait que l’abbaye bénédictine du lieu, ayant donné asile aux pèlerins, fût à l’origine de la dénomination. Cependant le terme basque de « zilo » signifie trou. Ne peut-on penser que le vaste trou de la grotte du Mas aurait plutôt donné son nom à l’endroit ?

*

Bref, l’analyse génétique permet aujourd’hui d’avancer que 75% des français modernes ont du sang vascon dans les veines et que les invasions indo-européennes des Celtes, des Romains, des Germains ou des Normands ont laissé seulement 25% des génomes. Il ne faudrait donc plus évoquer « nos ancêtres les Gaulois », mais « nos ancêtres les Vascons » ! Essayons d’extrapoler un peu à partir d’un tel constat.

Cette discordance de civilisations pourrait peut être contribuer à expliquer ce qu’on appelle « l’exception française ». En effet, si les Français ne sont pas vraiment de tradition indo-européenne, ni celtique, ni latine, ni germanique, mais plutôt de culture vasconne, alors certains traits qu’on prête aux Basques pourraient bien caractériser la France entière : au premier chef, le culte des arbres, la dendrolâtrie. On peut penser au rite païen de la plantation des arbres de la liberté, qui s’est ravivé en 1789, puis renouvelé en 1848 et en 2001. On doit aussi se rappeler que le style architectural, dit à tort « gothique » et en fait typiquement français, consistait à bâtir les édifices à la ressemblance d’immenses forêts, avec leurs piliers pour fûts, leurs voûtes d’ogives pour frondaisons, leurs remplages comme feuillages, leurs pinacles s’achevant en bourgeons.

La profonde prégnance de ces traditions vasconnes, enfouies certes sous l’éducation chrétienne, mais facilement résurgentes, n’aiderait-elle pas à comprendre pourquoi la France s’est si vite déchristianisée, d’abord du 5ème au 10ème siècles, puis derechef à partir du 16ème siècle, plutôt que d’opter entre catholicisme et protestantisme ? Ce n’est là bien sûr qu’une hypothèse aventureuse, mais appelant a priori l’attention.





Bibliographie


Fernand Braudel : « L’identité de la France », Arthaud – Flammarion 1986

Jacques Le Goff et René Rémond : « Histoire de la France religieuse » - Seuil 1988

Dossier « Pour la Science » (traduction française du « Scientific American ») d’octobre 1997 : « Les langages du Monde »

« Pour la Science » n° 299 de septembre 2002 : « Le Vascon, première langue d’Europe et l’épopée du génome basque »

« Pour la Science » n° 300 d’octobre 2002 : « Anthropologie et génétique »

« L’archéologie » hors série n°2 – 2000 : « Les Druides »

Henriette Walter : « L’aventure des langues en Occident » - Robert Laffont 1994

Joseph Perez : « L’histoire de l’Espagne » - Fayard 1997

Emmanuel Le Roy Ladurie : « Histoire de la France des Régions » - Seuil 2001

Encyclopedia Universalis


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Chronologie sommaire du peuple vascon




Avant Jésus Christ

- 30 000
Glaciation de Würm
Dispersion des « dene-caucasiens » entre Chine et Caucase
Les Vascons se réfugient dans le sud-ouest de la France

- 30 000 (aurignacien)
Grottes ornées de Chauvet et Cosquer

- 12 000 (magdalénien)
Grottes ornées de Niaux et Lascaux

- 10 000
Fin de la glaciation de Würm
Pénétration des « na-dene » en Amérique du Nord
Reconquête et repeuplement de l’Europe occidentale par les Vascons

- 7 000 (azilien)
Galets peints du Mas d’Azil

- 5 500 à – 3 000
Art mégalithique, allées couvertes, Carnac, Gavr’inis, Stonehenge

- 800
Ecriture ibérique

- 600
Invasion gauloise

- 100
Invasion romaine

Après Jésus Christ

500
La Vasconia devient la Gascogne

700
Invasion arabe

800
Massacre de Roncevaux par les Vascons

900
Indépendance de la Navarre

1000
Les Ibères reconquièrent le nord de l’Espagne

1179
Excommunication des Basques par le concile de Latran

13ème siècle
Evangélisation des Basques

1360
Traité de Brétigny : Basques et Gascons se donnent aux Anglais

1512
Annexion de la Navarre méridionale par l’Aragon

1540
La Réforme introduite par la maison d’Albret

1607
Annexion de la Navarre septentrionale à la couronne de France

1895
Création du parti nationaliste basque

1937
Massacre de Guernica

1973
Meurtre de l’amiral Carrero Blanco

1973 - 2002
Guérilla basque contre l’Espagne


L'irrésistible ascension des Foix - Béarn


L'irrésistible ascension des Foix - Béarn
Michel Bégon septembre 2002


Ayant régné quatre siècles sur les pays d’Ariège, depuis Roger Ier « le Vieux » (957 - 1012) jusqu'à Gaston III Fébus, la longue lignée directe des comtes de Foix s’est toujours signalée par son esprit d’indépendance, son ambition dynastique et son habileté manœuvrière. On en retient surtout l’intervention dans les guerres ou les querelles religieuses, mais parce qu’elle sut toujours mettre à profit les idées nouvelles, pour mieux résister ou davantage s’imposer. Finalement, son empreinte à la fois séparatiste et anticléricale est restée sensible encore de nos jours sur la vallée de l’Ariège, surtout par comparaison avec la politique plus disciplinée des évêques de Saint - Lizier et des comtes de Couserans.


L’indépendantisme pyrénéen

L’unité religieuse et politique de l’Etat français s’est faite au nom du double héritage de la Gaule et de Rome, mais aussi bien par l’omission des cultures minoritaires. Quelque peu déconcertés, les historiens, archéologues et linguistes découvrent aujourd’hui, jusque dans le détail, que ni les invasions gauloises, ni la conquête romaine, ni les implantations germaniques, ni les percées arabes n’investirent les Pyrénées, où le même peuplement, qu’on appelle selon les goûts ibère, basque, vascon, gascon ou aquitain, est demeuré en place, depuis plusieurs millénaires. D’un bout à l’autre des Pyrénées, il en est resté cet esprit d’indépendance, qui au 13ème siècle fit coexister pas moins de neuf Etats pyrénéens, soit, d’est en ouest, le royaume d’Aragon, l’Andorre, le comté de Foix, le comté de Couserans, le comté de Comminges, le comté de Bigorre, la vicomté de Béarn, le comté d’Armagnac, le royaume de Navarre.

Cependant, il survint dès l’antiquité une petite dissemblance, qui devait avec le temps provoquer les évolutions très différentes de ces Etats et notamment le hiatus religieux entre le comté de Foix et le comté de Couserans. Si les pays d’Ariège, comme les hautes Pyrénées et le pays basque, n’acceptèrent que tardivement la christianisation, pas avant les 7ème ou 8ème siècles semble-t-il, la cité des « Consorani », alias le Couserans, acquit très tôt son homogénéité locale, peut-être d’abord sous l’autorité romaine de la gens valeriana, laquelle aurait donné Saint Valier, fondateur de l’Eglise couseranaise, ainsi que la dénomination du Mont Valier, puis sous l’autorité ecclésiastique de l’évêque de Saint Lizier, qui parvint à créer autour de lui une sorte de principauté épiscopale, d’un type plus familier en Allemagne ou en Italie. A l’anticléricalisme traditionnel des comtes de Foix fit toujours obstacle la fidélité à Rome du Couserans.

Tandis évidemment que l’entourage des comtes s’exprimait en occitan, la cour de l’évêque de Saint Lizier pratiquait la langue latine du Moyen Age, ce qui séparait deux mondes rivaux.


Obscures prémisses

Au contraire donc des vallées du Couserans, participant de la civilisation romaine, les hauts et bas vaux d’Ariège s’en maintinrent presque totalement à l’écart, en stagnant dans ce qu’on pourrait nommer le sous - développement. Aucun site gallo-romain n’y est connu. L’oppidum de la Tour d’Opio, près de Saint Jean de Verges, déclina même dès le 1er siècle avant notre ère. Il n’y eut là ni église paléo-chrétienne, ni martyr de la foi, ni pèlerinage « ad sanctos ». Aussi bien la région releva-t-elle du diocèse de Toulouse, jusqu’aux guerres cathares, et le comté de Foix ne prit-il forme qu’en 1002, avec le testament de Roger de Carcassonne. Aucune ville ni bourgade n’animait ces montagnes de soulanes, de torrents et de cailloux. Le château de Foix, attesté dès 1002, ne fut d’abord qu’une humble forteresse de bois, juchée sur un ressaut morainique de l’Ariège, parmi les buissons sauvages.

Il n’y avait pas davantage de clerc, de scribe, ni d’historiographe. Aussi bien, faute de documents, ignorons-nous presque tout des premiers comtes de Foix qui habitèrent le château avec leur famille et quelques gens d’armes : Bernard, attesté de 1012 à 1034, Roger I, connu de 1034 à 1067, Roger II, documenté de 1067 à 1124, Roger III, daté de 1124 à 1148, puis Roger - Bernard Ier, illustré de 1148 à 1188. Après quoi, l’histoire s’éclaire un tout petit peu, grâce, malheureusement, aux guerres cathares.

Que faisaient les comtes et leurs gens dans des régions de montagne aussi pauvres, sauf chasser, guerroyer, pressurer les manants ou partir pour la Croisade ? Ainsi Roger II fit-il le siège de Tolède et la Croisade d’Orient, mais dans des conditions dont on ne sait rien.

Or, la faiblesse économique et démographique du comté ne pouvait que susciter l’envie de conquête de la part de ses plus puissants voisins. Le val d’Ariège fut donc l’objet des ambitions rivales des comtes de Toulouse, de Carcassonne et de Barcelone, entres lesquelles les seigneurs de Foix surent heureusement jouer un rôle de balancier, pour conserver leur liberté. Surtout, la toute-puissante abbaye bourguignonne de Cluny, dont l’autorité morale et politique dominait le 10ème siècle, s’immisça très tôt dans leurs possessions, en obtenant dès 1060 la concession de l’abbaye Saint Antonin de Fredelas pour Hugues de Cluny, dès 1062 la nomination d’un moine clunisien comme abbé de Lézat et dès 1075 des droits réels sur la haute Ariège, le massif du Tabe et même le château de Lordat. S’agissait-il tactiquement de plier pour ne pas rompre ? La suite des événements porterait à le croire.


Sursaut d’autorité

L’essor démographique du pays, commencé peu avant l’an mille et qui ne devait culminer qu’en 1846, fut l’énorme vague ascendante dont les comtes et leurs vassaux surent tirer le meilleur parti pour organiser méthodiquement en principauté indépendante le val d’Ariège, le piémont pyrénéen, le massif du Plantaurel (à l’exception du Séronais), les vallées de la Lèze et de l’Arize et même le Volvestre, dans les frontières qui subsisteront jusqu'à la Révolution et aux retaillages de Marc Vadier. A cet effet, la politique comtale reprit les stratagèmes ordinaires de la féodalité française, mais en leur donnant une force plus systématique et en rencontrant surtout davantage de bonheur.

Il s’agissait, crûment dit, de tenir la paysannerie en respect par la force armée, d’avoir le clergé à sa botte pour s’en servir au mieux, d’arrondir ses possessions par la ruse et la rapine, enfin de prêter hommage à plusieurs suzerains afin qu’ils rivalisent entre eux. Comment ce programme offensif fut mené à bien, les faits nous sont mieux connus que précédemment.

A cette époque, le comte, sa famille, sa suite ainsi que ses vassaux exerçaient sur la comté la souveraineté féodale, nommée par les historiens la « propriété éminente », et prélevaient sur les propriétaires du sol, les communautés, les commerçants ou les voyageurs l’ensemble des droits féodaux et seigneuriaux, que les économistes du 18ème siècle subsumeront sous l’appellation générique de « rente foncière et tréfoncière ». Ces exactions forcées leur faisaient craindre la résistance ou la révolte des assujettis, ainsi qu’en témoignent les innombrables soulèvements paysans du Moyen Age, dont la comté n’était pas à l’abri. C’est pour se prémunir des incursions paysannes, notamment nocturnes, beaucoup plus que pour se garantir des agressions militaires de l’extérieur, lesquelles étaient plus rares et respectaient les règles de la chevalerie, que le royaume de France se couvrit de châteaux-forts. Le cas du val d’Ariège est des mieux probant à cet égard, puisque le relief montagnard formait déjà une suffisante défense naturelle, mais que les comtes jugèrent opportun d’y faire dresser une bonne quarantaine de grandes forteresses, dont la plupart subsistent à l’état de ruines intensément poétiques. Citons-en Foix, Castelpenent et Queille, dès 1002 ; Lordat, Dun et Roquemaure en 1034 ; Usson vers 1047 ; Mirepoix en 1063 ; Durban et Roquefixade en 1067 ; Ax en 1095 ; Pamiers en 1111 ; Caralp en 1112 ; Saverdun en 1120, etc.

Par comparaison, notons que l’évêque de Saint Lizier devait mieux faire corps avec sa population couseranaise, encore qu’il levât la dîme et bénéficiât d’un domaine temporel, puisque c’est surtout pour se prémunir des hostilités de Bernard IV comte de Comminges (1176 - 1225) et de son frère Roger de Comminges, vicomte de Couserans (1176 - 1211), tous deux sympathiques aux Cathares, qu’il fit ériger en 1195 au nord de Saint Girons les cinq châteaux-forts de Cérisols, Bédeille, Tourtouse, Montardit et Saint Lizier.

Contre les exactions féodales, l’épiscopat fut, là comme ailleurs, le protecteur des petits propriétaires alleutiers et des communautés villageoises. Pour mettre le clergé à sa dévotion, le comte de Foix installa sur ses terres le plus grand nombre qu’il put d’ordres monastiques, dont bien sûr il nommait les abbés, où il plaçait les siens et des rentes desquels, à l’occasion, il s’emparait. Sans doute le fait était-il général dans le royaume :

« Aux temps féodaux, la fragmentation du pouvoir régalien fit se multiplier les monastères. Tout seigneur, dès qu’il en avait le moyen, en fondait un pour ses besoins spirituels et ceux de ses sujets. C’était le complément naturel du château. »

Georges Duby
Art et société au Moyen Age
Editions du Seuil 1997 page 42

A Foix même, l’opération d’assujettissement prit un aspect quelque peu caricatural, puisque Roger II reconstruisit l’abbaye de Saint Volusien au pied même de la roche où il érigeait ses tours, encore aujourd’hui existantes, et choisit lui-même de la soumettre à la règle des chanoines de Saint Augustin. Du moins l’agglomération fuxéenne prit-elle forme autour de ce complexe à deux étages, superposant les comtes aux moines. Quant aux pressions et détournements seigneuriaux au détriment des abbayes de Pamiers ou Lézat, ils firent à l’époque scandale. Trop puissante et ne dépendant que du pape, l’abbaye de Cluny se vit d’ailleurs éliminer.

Par comparaison encore, notons que l’évêque de Saint Lizier n’introduisit dans le Couserans aucun ordre monastique. Sa légitimité historique, spirituelle et ultramontaine lui suffisait pour asseoir son autorité. Ainsi se creusait entre le Couserans et le comté de Foix une disparate ecclésiastique qui devait plus tard apporter de graves conséquences.

Cette querelle européenne du clergé et de la féodalité eut deux premiers effets considérables. Le moine clunisien Hildebrand, quand il fut élu pape sous le nom de Grégoire VII, prit les « dictatus papae » de 1075, interdisant aux laïcs d’accorder et de vendre les charges sacerdotales. Mais cette « réforme grégorienne » resta mal appliquée, comme à elle seule l’attesterait l’attitude brutale des comtes de Foix. En sens inverse et contre Cluny, Robert de Molesme créa en 1075 l’abbaye de Molesme et en 1098 celle de Cîteaux, toutes deux en Bourgogne, pour répudier les fastes et la morgue des Clunisiens, renoncer à la rente ecclésiastique et vouer les moines au travail manuel, implanter les abbayes, non plus au cœur des plus riches vignobles, mais dans les forêts désertes et les marécages insalubres. L’ordre cistercien connut dans toute l’Europe l’immense faveur que méritaient ses valeurs de courage et d’humilité. Soucieux d’abaisser l’épiscopat ainsi que les anciens et riches monastères carolingiens, comme Lézat ou le Mas d’Azil, les comtes de Foix installèrent une abbaye cistercienne dans la forêt de Boulbonne, à l’est de Pamiers. A partir de 1188, ils choisirent cette abbaye de Boulbonne pour être le lieu de sépulture de leur dynastie. Juste à côté, Roger-Bernard Ier édifia sa résidence principale, à Mazères, dans un château dont les historiographes nous relatent la splendeur primitive.

Pour humilier l’abbaye Saint Antoine de Fredelas, à laquelle il dut rendre ses biens extorqués, Roger II fit ériger le château-fort du Castella en 1111, et surtout changea le nom de la ville, qu’il baptisa Pamiers, en souvenir de sa Croisade en Terre Sainte et de sa visite à Apamée de Phrygie, qu’il confondait avec l’Apamée de Syrie (jouxtant Zeugma). Ne prétendait-il pas avoir ramené de cette Apamée les vraies reliques de Saint Antoine le Grand, anachorète égyptien et fondateur de l’érémitisme chrétien ?

Plus considérable encore fut la stratégie d’alliances matrimoniales et d’expéditions militaires, qui valut aux comtes d’élargir peu à peu leurs possessions pyrénéennes, en Cerdagne, en Andorre et dans toute la Catalogne. Vers l’est, le comté de Carcassonne s’opposait à leur expansion ; vers le nord, ils se heurtaient à leur suzerain, le puissant comte Raymond de Toulouse ; à l’ouest, l’évêque de Saint Lizier leur tenait tête ; il restait l’autre versant des Pyrénées, où le roi d’Aragon les acceptait d’autant mieux que leur alliance lui était utile contre les Sarrasins et qu’il escomptait leur imposer sa suzeraineté. Au 12ème siècle, le comté de Foix relevait-il du roi de France ou du roi d’Aragon ? L’ambiguïté féodale préservait les libertés locales.


Les guerres cathares

Vers la fin du 12ème siècle, telle était l’animosité entre les seigneurs et l’Eglise que l’éclatement des guerres de religion aurait pu ou dû être prévisible. Seul môle de stabilité, l’évêché du Couserans, qui n’avait pas accueilli les ordres monastiques, ne fut pas non plus touché par le catharisme, ni plus tard par le protestantisme. Mais les comtes de Foix, hostiles à l’épiscopat, firent venir sur leurs terres tant d’ordres rivaux, pas moins d’une douzaine jusqu'à 1200, et ces ordres se montrèrent si gourmands de droits réels, de donations et de paréages, que la population du val d’Ariège adopta l’anticléricalisme du temps. Communautés cathares et vaudoises s’installèrent d’autant plus aisément dans le comté de Foix que les comtes, jouant double jeu, n’étaient pas mécontents d’affaiblir davantage encore la puissance cléricale et de s’appuyer sur les hérétiques. Force est d’observer que bon nombre d’ordres monastiques installés tinrent compte du nouveau rapport des forces et, à l’inverse de l’épiscopat, ne firent pas obstacle aux hérésies du siècle. S’ils furent plus tard supplantés par les Ordres mendiants, dévoués au pape, c’est à leur modérantisme qu’ils durent ce revers.

Le catharisme était une secte chrétienne, d’envergure européenne, dont la théologie différait somme toute assez peu de la doctrine romaine, mais qui répudiait l’installation de l’Eglise dans l’opulence de la rente foncière, renonçait à toute hiérarchie ecclésiastique, admettait une certaine égalité entre les fidèles, même les femmes, et rejetait pour son compte toute propriété foncière. Les comtes de Foix et leurs vassaux n’y ressentirent aucun préjugé anti-nobiliaire et n’y virent d’abord que l’amplification de la réforme cistercienne. Une grosse différence, qu’on ne souligne jamais assez, tint à l’abandon du latin, en usage chez les membres du clergé catholique, langue savante, incompréhensible du commun, et à l’adoption de l’occitan par les prêtres et manuels cathares, ce qui ne pouvait que flatter l’esprit d’indépendance des vallées et le modernisme des bourgeois. Mais probablement l’avantage décisif des Cathares, aux yeux des comtes, fut-il de dénier à l’Eglise toute possession foncière et d’en réserver les droits réels à la noblesse ainsi qu’à ses vassaux.

Si le comte lui-même conserva l’équivoque confessionnelle, non sans se voir plusieurs fois excommunier, les dames de la cour de Foix se montrèrent plus favorables au nouveau christianisme. La comtesse Philippa de Foix, épouse de Raimond-Roger, et Esclarmonde de Foix, sœur du comte, furent admises parmi les parfaites. Cette cour cultivée, qui parlait latin aussi bien qu’occitan, écoutait, lisait et chantait les ballades des troubadours itinérants, dont l’âcre poésie mariait l’amour courtois à la haine des clercs :

« Clergue geton cavaliers a carnatge
Que quan lor an donnat pan et formatge
Las meton lai ont om los encairelo. »

(Les clercs jettent les chevaliers au carnage, car après leur avoir donné pain et fromage ils les envoient là où on les embroche).

Peire Cardenal (1205 - 1272)

L’abbaye cistercienne de Boulbonne réagit sympathiquement à l’hérésie, puisqu’elle reçut longtemps les sépultures des seigneurs de la maison de Foix, qu’ils fussent suspects ou même excommuniés. En revanche l’évêque de Saint Lizier et l’abbé de Saint Antoine de Pamiers appelèrent à leur aide Simon de Montfort, pour qu’il les délivrât des hérétiques. Son aversion envers la nouvelle foi comme à l’égard de la famille comtale valut à Pamiers, non seulement d’être érigée en évêché à partir de 1295 et d’accueillir le centre méridional de l’Inquisition anti-cathare, mais surtout de fournir à l’Eglise un pape, Jacques Fournier, sous le nom de Benoît XII (1334 - 1342). Les abbayes bénédictines de Lézat et du Mas d’Azil, prudentes, mais orthodoxes, ne connurent quant à elles ni le catharisme, ni sa répression, ni aucune promotion.

Raimond-Roger, septième comte de Foix de 1183 à 1223, déploya sa valeur et ses talents militaires contre la Croisade des Barons du nord, qui s’ouvrit en 1204. Sa première victoire fut à Montjoie, près de Toulouse, où il défit une troupe de 6 000 Allemands, qui partaient assiéger Lavaur. En 1211, sous Castelnaudary, il mit en déroute l’armée du maréchal Guy de Lévis. Il fit même appel au roi d’Aragon, lequel put gagner la plaine de Toulouse par le val d’Ariège, mais fut tué en septembre 1213 à la bataille de Muret.

Roger-Bernard II, huitième comte de Foix (1223-1241), fut surnommé le Grand pour ses victoires sur les Croisés, pour la protection qu’il accordait aux Cathares et pour sa constance d’âme, puisqu’il fut deux fois excommunié. Comme ses pères, il fut inhumé à Boulbonne.

Roger IV, neuvième comte de Foix (1241-1265), fut contraint, comme son suzerain le comte Raymond de Toulouse, à prêter hommage-lige au roi de France Louis IX, Saint Louis, mais ne put empêcher le siège de Montségur en 1244. Au moins permit-il secrètement à la foi cathare de se maintenir dans toute la haute-Ariège.

Roger-Bernard III, dixième comte de Foix (1265-1302), fut enfin l’auteur du revirement de fortune qui devait faire accéder son lignage à un destin national. Les choses avaient pourtant mal commencé, lorsqu’en mai 1272 le roi Philippe III le Hardi mit le siège sous le château de Foix et le fit emprisonner à Carcassonne. Son coup de génie fut d’entrer dans la complicité du roi de France Philippe IV le Bel, dont l’anticléricalisme et même l’antipapisme s’illustrèrent tout particulièrement par l’anéantissement des Templiers, par l’attentat d’Anagni ainsi que par la déportation des papes en Avignon. La vieille méfiance de la maison de Foix envers Rome plaidait désormais en sa faveur ! Aussi bien Roger-Bernard III, dans la lutte contre les Anglais, se vit-il nommer « recteur, gouverneur et commandant des diocèses d’Auch, Ain, Dax et Bayonne » ; aussi le roi contraignit-il l’évêque de Pamiers Bernard Saisset à lever l’excommunication prononcée contre lui et donc à perdre la face ; aussi surtout put-il épouser Marguerite de Moncade, vicomtesse de Béarn en 1290, et de plein droit devenir lui-même vicomte de Béarn.

L’histoire locale envahit alors l’histoire générale. L’hostilité farouche de l’évêque théocratique de Pamiers Bernard Saisset envers le comte de Foix lui valut d’être en 1301 convoqué et enfermé à Paris par le roi ; sans doute le pape Boniface VIII répliqua-t-il à cette incarcération par une lettre au roi d’une violence inouïe et par l’excommunication de Philippe le Bel en 1303 ; mais mal lui en prit, puisque le roi excommunié fit arrêter le souverain pontife dans sa résidence d’Anagni (Latium), avec une violence telle qu’il en mourut ; puis Philippe le Bel fit élire pape un bordelais, sous le nom de Clément V, et le pressa de transporter le Saint Siège en Avignon, dès 1309. Cet incident ariégeois provoqua, disent les Italiens, « a captivité de Babylone », dont devait s’ensuivre le Grand Schisme d’Occident, après 1378. Petite cause, grands effets ! On prit alors coutume de dire que « la cité de Pamiers est dans le comté de Foix, mais pas du comté de Foix ».


Loin des yeux, loin du cœur

A partir donc de 1290, le comté de Foix appartint à la maison de Foix-Béarn. Le château de Foix fut déserté pour celui d’Orthez. Sans doute, les comtes de Foix-Béarn se sentirent-ils, pour longtemps, Ariégeois d’abord, puisqu’ils gardèrent coutume de fréquenter le château de Mazères et de se faire inhumer à Boulbonne. Mais peu à peu le lien se distendit.

Gaston III dit Fébus (ou Phébus pour sa blonde chevelure) naquit en 1334 du mariage de Gaston II de Foix et d’Eléonora de Comminges, pour devenir, en 1343, à la mort de son père à Séville, lequel avait rejoint Alfonso XI pour le siège d’Algésiras, non seulement le treizième comte de Foix, mais aussi bien le vicomte de Béarn, Marsan et Gavardan ainsi que le seigneur du Nébouzan (pays de Saint Gaudens). Ses possessions faisaient tellement de lui déjà l’un des principaux feudataires du royaume de France, qu’il put épouser dès 1353 Agnès de Navarre, sœur du roi de Navarre Charles II dit le Mauvais, celui-là même que Bertrand du Guesclin devait battre en 1364 à la bataille de Cocherel, et qu’il fut reçu très jeune à la cour du Louvre par le roi Jean II le Bon, lequel voulait lui faire prendre parti contre les Anglais. Entre les deux hommes, les rapports furent si violents que le roi enferma Gaston III au Châtelet ! En fait, Gaston Fébus entendait tirer parti de la Guerre de Cent Ans (1137 - 1453) pour s’assurer l’indépendance politique et réaliser ainsi le vieux rêve monarchique des comtes de Foix. A peine Jean II fut-il capturé par le Prince Noir à l’humiliante défaite de Poitiers en 1356, que Gaston Fébus jugea urgent de rallier les Chevaliers Teutoniques et de reconquérir la Prusse orientale sur les Slaves. Il tournait ainsi le dos au Languedoc, dont la fidélité au roi devait finalement assurer la victoire des Valois contre les Plantagenêt.

Si Gaston III revint glorieux de Prusse, ce fut pour vaincre les Jacques en Ile de France, puis les Armagnacs à la bataille de Launac (1362), enfin et surtout le duc de Berry, gouverneur du Languedoc pour le roi, au combat de Revel (1381). Désormais indépendant, ne prêtant plus hommage à quiconque, sauf à Dieu, contrôlant manu militari l’axe commercial de Bayonne à Toulouse, et devenu même le plus puissant et plus riche prince de toute l’Occitanie, Gaston III de Foix s’érigea en seigneur à l’italienne, sur le modèle des Anjou de Sicile, des Visconti de Milan ou des Malatesta de Romagne. Condottiere, il créa une armée permanente de 6 000 hommes, avec laquelle il rançonna toute la féodalité gasconne. Moderniste, il légalisa le prêt à intérêt, protégea les Juifs, limita les prérogatives de sa noblesse, dont il eut en 1380 à réprimer durement le complot. Ecrivain et artiste, il composa un traité de vénerie, le « Miroir de Phoebus », encore admiré de nos jours, ainsi que des centaines de chansons occitanes, inspirées de l’amour courtois. N’était-il pas le contemporain de Pétrarque (1304-1374), dont la gloire lui agaçait les oreilles ?

Gaston III eût fondé une dynastie puissante, si le malheur ne l’avait accablé. De ses deux fils, l’un fut légitime, qu’il tua de sa main dans un accès de colère, l’autre bâtard, qui périt brûlé vif au fameux Bal des Ardents. A sa mort en 1391 s’éteignit la branche directe des Foix - Béarn.

Ce treizième comte de Foix (1334 - 1391) fut donc l’homme d’Etat et le littérateur d’envergure européenne dont la renommée nous est parvenue et sert toujours de réclame touristique. Mais cet européen restait-il un ariégeois ? Nous gardons de lui quelques lettres signées et datées du château de Mazères, qu’il habitait donc parfois. Nous savons qu’il faisait enfermer les gentilshommes prisonniers au château de Foix afin de les rançonner. Mais ses chevauchées jusqu’en Prusse et en Flandre lui laissaient-elles le loisir de goûter la sauvage nature du Val d’Ariège, le charme de ses églises romanes et les émois de la chasse à l’ours ? Parmi les deux cents chansons et poésies qu’il laissa, la plus célèbre fut, dit-on, « Maudites Mountines » (maudites montagnes!), laquelle ne témoigne pas d’un extrême attachement, ni pour le massif du Tabe, ni pour le Montcalm, ni pour le pic de Carlit. En ces temps et jusqu'au 19ème siècle, il fut convenu de haïr la montagne, qui ne produisait pas de rente, mais des rebelles.

Sauf le château de Foix, devenu musée, les souvenirs des comtes ont disparu de l’Ariège. Encore Gaston de Foix, l’illustre capitaine des guerres d’Italie, naquit le 12 décembre 1489 au château de Mazères ; mais un incendie détruisit en 1492 l’édifice, qui ne fut pas reconstruit. Quant à l’abbaye de Boulbonne, ruinée par les protestants, déplacée, puis abandonnée à la Révolution, ses vestiges se trouvent à présent sur le département de la Haute Garonne.

Il est vrai qu’avec Gaston Fébus avait pris fin la ligne directe des comtes de Foix, dont le prolongement jusqu'à 1610 se fera plusieurs fois par les femmes. Le titre de comte de Foix ne sera plus dès lors pour ses porteurs qu’un prestigieux titre de gloire.




Bibliographie sommaire

M. H. Duclos - Histoire des Ariégeois - 1882

Claudine Pailhès - L’Ariège des Comtes et des Cathares - Milan 1992

Sous la direction de Claudine Pailhès - Histoire de Foix et de la Haute Ariège - Editions Privat 1996

Adelin Moulis - Si les Comtes de Foix m’étaient contés - Lacour Rediviva 1998